Comment l'OMC augmente votre pression artérielle edit
Vous vous êtes probablement déjà habitué aux titres alarmistes des journaux. Peut-être ont-ils déjà ruiné votre déjeuner, ou pire encore, votre journée. Echec de la réunion de l'OMC ! Le cycle de Doha s'écroule à Hong Kong ! Que l'OMC échoue ! A force de puiser dans les ressources de la rhétorique la plus aguichante pour trouver quelque chose d'intéressant à raconter sur l'OMC, la pression artérielle des journalistes, des bloggers, des gribouilleurs des ONG, et, soyons honnêtes, de certains universitaires doit inquiéter leurs proches et leurs médecins. Ceux qui tiennent réellement aux affaires de l'OMC, les dirigeants, les ambassadeurs à Genève, et le nouveau directeur général, Pascal Lamy, restent d'une froideur de marbre. Ils connaissent la musique, et vous aussi sans doute, si vous avez l'âge de lire cet article.
Les négociations du commerce mondial sont faites pour être tendues, pour paraître interminables, dramatiques, fourbes, désagréables. Elles sont d'humeur plus changeante qu'un adolescent moyen. Mais que de biens, au sens littéral du terme, elle nous ont apportés ! Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles ont abouti à huit traités réduisant les droits de douane et éliminant les quotas. Certes, la baisse des prix à l'importation est aussi due aux progrès des transports, mais qui aurait osé investir dans les avions, les bateaux, les ports indispensables à la distribution de tous ces biens dans nos magasins, si les incertitudes sur les droits de douane et autres restrictions commerciales étaient restées au niveau record de 1945 ? Si vous travaillez dans l'export, vous avez besoin d'être sûr que les produits de votre entreprise pourront pénétrer sur les marchés étrangers sans passer par les mains de douaniers tyraniques ou corrompus. Il en va de même pour les exportateurs des pays en voie de développement et ceux qui travaillent avec eux. Cette confiance n'est pas sortie du néant. Depuis cinquante ans, ce sont les négociations commerciales qui l'ont fondée, avec des décisions à long terme visant à éviter que tout le monde fourre son nez dans le commerce. C'est un héritage dont nous pouvons être fiers. Mais ces négociations ne sont pas faciles et elles prennent du temps.
Pour parler franc, toutefois, le dernier round de négociations de l'OMC n'a pas très bien marché, et on a bien cru ne pas en voir la fin. Pourquoi donc ? C'est que l'OMC, c'est-à-dire votre gouvernement et non pas une bande de bureaucrates en hélicoptères noirs, a dans sa grande sagesse pris la décision d'aborder cette fois-ci la réforme du secteur agricole. Plusieurs pays industrialisés, et ce n'est pas le cas uniquement de la " méchante " Union Européenne, subventionnent leurs agriculteurs et l'industrie agroalimentaire. Grâce à une série de ruses, ils maintiennent les aliments étrangers à l'écart des magasins. En gros, cela signifie que nous payons plus pour nos propres produits. Les agriculteurs sont encouragés à produire plus que ce que nous pouvons manger. L'équilibre est perverti à l'échelle mondiale en pénalisant les agriculteurs étrangers. Ce système, qui gaspille beaucoup d'argent - votre argent, cher contribuable et consommateur - est loin d'être parfait. Au fil du temps, il s'est transformé en un monstre dont les défenseurs ne peuvent guère avancer d'arguments rationnels, et ne font plus appel qu'à l'émotion et à l'irrationnel.
Les interminables négociations en cours ont prouvé que les réformes agricoles sont un sujet sensible dans bien des pays, et pas seulement pour la France et les Etats européens qui se cachent derrière elle. Ce sujet empêche probablement de dormir plus d'hommes politiques suisses, coréens ou japonais, que de Parisiens. Après des combines, des feintes et des trucs qui feraient la fierté d'un joueur de poker ou d'échecs, les ambassadeurs à l'OMC commencent à peine à réaliser, depuis trois mois, que les pays occidentaux sont très peu préparés à libéraliser leurs secteurs agricoles. Ceux qui poussaient à la réforme du commerce agricole ont subi un échec en se confrontant brutalement à la réalité. Ils ont répondu en refusant d'ouvrir davantage leurs marchés aux produits manufacturés et aux services, fragilisant d'autant la base du prochain traité : le Brésil, l'Argentine, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada et les Etats-Unis nous vendent plus de produits agricoles, nous leur vendons plus d'assurances ou de voitures de luxe.
Le retard n'est pas le seul prix à payer pour s'être concentré sur l'agriculture : il y a aussi la frustration des exclus. De nombreux pays en voie de développement n'ont tout simplement ni les capitaux, ni les moyens de réformer l'industrie agricole du monde industrialisé. Pire encore, ces pays croient de plus en plus que l'OMC néglige leurs intérêts au profit de l'agenda d'un petit nombre d'exportateurs agricoles. A présent que cet agenda n'a pas abouti et que le sommet s'approche, on assiste à une véritable ruée à qui proposera des mesures au bénéfice des pays en voie de développement. Mais il serait étonnant que ceux-ci se montrent très reconnaissants, après avoir passé deux ans sur la touche.
A une époque où tout bouge aussi vite, la lenteur des négociations de l'OMC semble exaspérante. Mais avec autant d'affaires en jeu, les pays arrivent souvent à la table des négociations avec des attentes incompatibles, pour voir leurs illusions anéanties quelque temps après. C'est ce qui est arrivé ces trois derniers mois, au moins pour les exportateurs agricoles. Il faut à présent tendre vers une négociation plus équilibrée, incluant aussi bien le commerce des services et des produits manufacturés, que l'agriculture. Personne ne s'attend à ce que ces négociations soient faciles, mais avec cinquante années d'histoire de notre côté, nous pouvons le faire.
Traduction de l'anglais par René Palacios. Cet article a été repris par le quotidien suisse Le Temps.
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