Moldavie: les ressorts d’une élection edit
Pour nombre d’observateurs internationaux, l’élection présidentielle moldave se résume à un choix binaire entre les « pro-européens », emmenés par la présidente sortante Maia Sandu, et les « pro-russes » embarqués par Alexandre Stoianoglo, ancien procureur général qualifié au second tour. Depuis l’indépendance en 1991, le clivage droite - gauche a bien opposé les premiers voulant se rapprocher de la Roumanie (et de l’Union européenne) et les seconds de la Russie, selon un gradient et des modalités variables selon les époques. Si cette ligne de clivage demeure importante, il ne faut cependant pas négliger le clivage économique, sur le degré de libéralisme économique accepté, ni le clivage post-matérialiste (opposant les tenants du libéralisme culturel favorables à l’intégration européenne, à droite, et les tenants des valeurs traditionnelles plutôt à gauche). Si l’Union européenne cristallise des attentes géopolitiques et des questions identitaires, elle n’épuise donc pas les logiques politiques à l’œuvre dans cette élection.
Le premier tour nous a offert quelques enseignements. Incontestablement, la présidente en place dispose d’une avance confortable à l’issue du premier tour, avec 42,5% des voix, loin devant Alexandre Stoianoglo (26%), ou encore le troisième candidat, Renato Usati (13,8%). Cependant, elle a rassemblé sur son nom au premier tour l’essentiel du camp pro-européen, tandis que son adversaire dispose d’une importante réserve de voix : les quatrième (Irina Vlah), cinquième (Victoria Fortuna) et sixième candidats (Vasile Tarlev), rassemblant en cumulé un peu plus de 13% des suffrages exprimés, ont explicitement appelé à battre Maia Sandu. Une partie de l’élection réside dans le comportement politique des électeurs de Renato Usati : ce dernier avait pris position pour Igor Dodon en 2016 contre Maia Sandu, puis de Maia Sandu contre ce même Dodon en 2020. Cette fois-ci, il a décidé de ne pas donner de consigne de vote, même si une partie significative de son électorat devrait se retrouver plutôt vers Alexandre Stoianoglo. Lors d’une étude réalisée entre les deux tours, l’institut de sondage iData a donné un léger avantage à Maia Sandu, tout en restant dans la marge d’erreur et en notant que le nombre important d’indécis, déjà observé lors du référendum, introduit une bonne dose d’incertitude. Dans cette configuration, selon l’enquête, Alexandre Stoianoglo ne peut gagner qu’avec une faible participation de la diaspora et une forte mobilisation de l’électorat de gauche.
Dans ce contexte, il est indéniable que l’Europe a constitué un thème fort de la campagne, du fait de la tenue du référendum sur la constitutionnalisation de l’orientation européenne de la Moldavie le même jour que le premier tour de la présidentielle (le 20 octobre dernier), à la faveur d’un amendement au code électoral adopté début 2024. Maia Sandu espérait créer à cette occasion un effet de halo entre le soutien à l’idée européenne, majoritaire dans l’opinion, et sa propre candidature au nom des valeurs européennes. La visite de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen à peine dix jours avant le début du scrutin avec une promesse d’aide 1,8 milliards d’euros n’a rien fait pour masquer les préférences des institutions européennes. Toutefois, le référendum a connu un succès beaucoup plus étriqué que prévu (50,4% des voix), interrogeant sur le puissant rejet auprès d’une partie de l’opinion que suscite l’actuelle présidente. Elle dispose à la fois du socle de premier tour le plus solide, mais aussi d’un taux de désapprobation d’un niveau élevé.
Lors de la campagne électorale, la Russie est apparue sous une lumière différente. Il est notable que le candidat de l’opposition, Alexandre Stoianoglo, se présente lui-même comme un partisan de l’intégration européenne (et ce alors qu’il était favorable au boycott du référendum), et que son programme ne fait apparaître qu’une fois la Russie au titre des « partenaires de développement » du pays, au même titre que l’UE, les États-Unis et la Chine. Pour autant, les tentatives d’influence du vote par la Russie ont été caractérisées, des manœuvres de désinformation (via des canaux Telegram) aux achats de vote massifs attribués à l’homme politique moldave exilé à Moscou Ilan Shor. La police moldave avance le chiffre de 130000 personnes qui auraient participé à ces malversations liées au suffrage. Si Maia Sandu ne peut être accusée d’avoir sous-estimée cette menace, ayant dénoncé à plusieurs reprises les tentatives de déstabilisation de la Russie et pris des mesures parfois radicales à cet égard, elle a semblé surprise par son efficacité électorale le 20 octobre dernier. Son action résolue, de la lutte contre la désinformation à l’interdiction d’un parti d’opposition deux jours avant le premier tour des municipales à l’automne 2023, en témoignent. Forte de l’action des services de renseignement moldave et d’une coopération internationale renforcée sous son mandat de présidente, elle est à même de dénoncer les liens de son adversaire avec le FSB, le qualifiant de « cheval de Troie de la Russie » lors du débat de l’entre-deux-tours ayant eu lieu le dimanche 27 octobre.
Étonnamment, non seulement les deux candidats se revendiquent pro-européens, mais les deux disposent de la citoyenneté roumaine. Si Maia Sandu a beaucoup fait ces dernières années pour renforcer les liens entre les deux pays, des influenceurs roumains (comme le chanteur Culiță Sterp, plus de trois millions d’abonnés, ou son frère Iancu, 1,7 millions d’abonnés) ont récemment pris position sur TikTok en faveur de Stoianoglo, faisant douter du caractère désintéressé de cette prise de position. Le roumain est désormais reconnu comme la langue officielle de la Moldavie, ce qui rend accessible dans une langue partagée les développements de l’acquis communautaire. Par ailleurs, il est à noter que de nombreux bureaux de vote sont ouverts en Roumanie, et qu’une partie significative de l’opinion, entre 15% et 35% depuis trois décennies, envisage favorablement une éventuelle réunification entre la Roumanie et la Moldavie.
Au-delà des divisions géopolitiques décrites, les collectifs de citoyens exigent des réformes structurelles, la lutte contre la corruption ou une gouvernance plus participative. Sur ces différents points, l’opposition capitalise sur l’échec de la présidente en matière de réforme de la justice.
Les questions d’identité, de langue et d’autonomie régionale jouent tout autant un rôle que la variable géopolitique : si les Gagaouzes n’ont voté qu’à 2% pour Maia Sandu (contre 42,5% dans l’ensemble de la population), ce résultat procède à la fois de l’influence de la Russie, de la présence du groupe de Shor localement (la cheffe de l’autonomie, Evghenia Gutul, appartient à son parti) ainsi que d’une volonté de gagner davantage de pouvoirs pour l’autonomie.
Enfin, difficile également de ne pas accorder aux questions économiques une place majeure dans le vote : on emploie souvent la métaphore du « réfrigérateur et du téléviseur », opposant les besoins matériels aux aspirations immatérielles, pour souligner que le réfrigérateur prend souvent le dessus. Or l’économie moldave a été fortement impactée par la guerre en Ukraine, subissant une inflation particulièrement forte en 2022, amenuisant le pouvoir d’achat. La Moldavie dépend donc en bonne partie de l’aide extérieure, qui a représenté 8% du PIB en 2023.
En dépit de ces éléments contrastés, le second tour reste très ouvert et Maia Sandu paraît avoir ses chances dans un paysage politique extrêmement polarisé. Il n’est d’ailleurs pas à exclure totalement que les institutions européennes comme la Russie s’expriment sur le scrutin en cas de résultat serré, comme cela a été le cas à l’occasion du référendum, pour remettre en cause la légitimité d’un camp sur un autre. Si le combat politique ne se résume pas à la géopolitique, il apparaît bien que la Moldavie ne peut pas totalement s’en affranchir.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)