Un libéralisme jupitérien? edit
L’élection surprise d’Emmanuel Macron et son ambition de mettre en œuvre un agenda réformiste ambitieux renouvellent une interrogation déjà ancienne, tant dans les cercles académiques que chez les commentateurs politiques : la France serait-elle définitivement rétive au libéralisme, et si tel est le cas, d’où vient cette curieuse idiosyncrasie hexagonale ? L’essayiste Mathieu Laine et le juriste Jean-Philippe Feldman ont décidé d’apporter leur contribution à ce débat en publiant chez Plon un essai intitulé : Transformer la France. En finir avec mille ans de mal français.
En cherchant dans l’histoire longue les réponses à des questions battues et rebattues, le livre s’inscrit explicitement dans la filiation d’Alain Peyrefitte (l’auteur du Mal français et de La Société de confiance), tout en agrémentant leur approche d’une dimension comparatiste salutaire (quoique malheureusement limitée au Royaume-Uni et aux Etats-Unis).
Bien sûr, le résultat ne brille pas toujours par son originalité – comme en témoignent les innombrables emprunts à Alexis de Tocqueville – et l’exercice tourne parfois au recueil de citations plutôt qu’à une analyse originale de phénomènes identifiés de très longue date, comme le poids ancestral de l’État, l’inaltérable centralisation jacobine, l’irrépressible inclination protectionniste, l’addiction aux dépenses publiques alimentées par une déraisonnable pression fiscale (et une gestion irresponsable des finances publiques), sans oublier un rapport complexe à l’argent et au marché, etc.
Reste que le livre de Laine et Feldman s’appuye sur une documentation historique rigoureuse, et sur une bibliographie presque toujours actualisée. Les abondantes références et les citations empruntées aux meilleurs auteurs (Tocqueville, Benjamin Constant, Edouard Laboulaye, Yves Guyot, Hayek, Mises, et tant d’autres) suffiraient à elles seules à justifier la lecture de ce solide essai, écrit dans un style limpide.
L’ouvrage développe par ailleurs une thèse centrale qui plonge au cœur des préoccupations françaises contemporaines, et que l’on peut résumer de la façon suivante. Pour les auteurs, il est parfaitement illusoire de prétendre réformer en profondeur notre pays si l’on n’a pas d’emblée une claire conscience de ses spécificités culturelles et historiques, et tout d’abord de son rapport si singulier à l’Etat. Ils ont raison de rappeler que si c’est leur Constitution qui a créé les Etats-Unis, c’est bien l’Etat qui a créé la France, et c’est là une réalité que les libéraux ne devraient jamais oublier, sauf à céder à une forme d’aveuglement idéologique qui n’est jamais bonne conseillère en politique.
Dès lors, estiment Laine et Feldman, vouloir réformer sans l’Etat, et pire encore contre l’Etat, serait une entreprise inévitablement vouée à l’échec car elle se heurterait de front à une donnée culturelle, sociologique et idéologique ancrée dans un temps multiséculaire.
Ce qui ne veut évidemment pas dire, ajoutent les auteurs, que nous soyons condamnés à l’immobilisme, et que l’interventionnisme étatique, la centralisation et des dépenses publiques toujours croissantes soient une fatalité. Loin de là. Mais tel le judoka qui utilise le poids de l’adversaire pour le déséquilibrer et le mettre à terre, la révolution libérale qu’ils appellent de leurs vœux (et qui devrait être tout à la fois culturelle, juridique, philosophique, économique et sociale) ne peut espérer vaincre les angoisses et les résistances qu’elle suscite que si elle sait intelligemment s’appuyer sur l’Etat.
S’appuyer sur l’Etat
C’est en effet à ce dernier d’injecter à tous les niveaux de la société davantage de liberté, de responsabilité, d’initiative et d’incitation à l’innovation. Ce qui suppose évidemment que cette institution ancestrale sache elle-même se « revisiter », c’est-à-dire concrètement se délester des innombrables domaines dans lesquels elle s’est immiscée de longue date pour mieux se recentrer sur ses compétences régaliennes et stratégiques – et redevenir ainsi un Etat fort mais recentré sur ses missions légitimes. C’est ce que théorisait déjà Benjamin Constant en son temps : un Etat n’est jamais assez fort quand il est à sa place, mais il devient liberticide et sclérosant lorsqu’il se mêle de ce qui ne le regarde pas.
Bien sûr, on pourra discuter certains jugements ou formules égrainées au fil des 300 pages du livre de Laine et Feldman. Ainsi en est-il de leur idée récurrente d’une sorte « d’ADN » français dont la « séquence chromosomique » serait faite d’étatisme « congénital » ou encore de centralisme inné ; autant de formules dont l’historien doit se méfier, sauf à sombrer dans une forme de fatalisme, de culturalisme ou de réification.
On peut juger également qu’il y a dans les propos des auteurs une ambiguïté entre d’une part ce qui ressemble furieusement à la promotion d’une révolution libérale par le haut, c’est-à-dire de libéralisme par l’Etat (pour reprendre une formule de Lucien Jaume), et d’autre part leur critique de certains courants du libéralisme français (comme les physiocrates au XVIIIe siècle ou les néo-libéraux des années 1930), auxquels les auteurs reprochent précisément de faire trop de concessions à l’Etat. Ici, force est de constater que l’ambiguïté confine à la contradiction.
Plus largement, les jugements sévères de Laine et Feldman sur la prétendue « déliquescence » (ils parlent aussi d’« étiolement » et d’« évanouissement ») de la pensée libérale française à partir de la fin du XIXe siècle sont excessifs, comme en témoignent les œuvres d’un Raymond Aron, d’un Jacques Rueff, d’un Bertrand de Jouvenel, ou même d’Alain. Enfin, on pourra certainement préférer les chapitres que Transformer la France consacre aux comparaisons étrangères (tout en regrettant, une fois encore, qu’elles se limitent aux seuls cas américain et britannique) plutôt qu’à des considérations psychologiques, nécessairement discutables, sur la prégnance de « l’envie, siège psychologique du mal français » (tel est le titre de leur neuvième chapitre).
Reste que la question posée par ce livre est importante et même primordiale : comment engendrer le regain de liberté et d’initiative dont le pays a plus que jamais besoin pour sortir des ornières où l’ont plongé des décennies d’étatisme sclérosant, de spirale interventionniste et de creusement aveugle des déficits publics ? Peut-on attendre de la seule société civile cette capacité de rebond, ou bien l’Etat doit-il jouer un rôle actif et stratégique dans ce « réveil français » (pour paraphraser le titre d’un livre récent de Laurent Joffrin) ?
La réponse du nouveau président de la République penche assurément en faveur de la thèse d’une révolution libérale impulsée par la voie jupitérienne, et c’est le cœur de son ambitieux projet politique. Mais sur cette corde raide, la réussite du président supposera qu’il veille soigneusement à éviter le piège technocratique en faisant en sorte que l’Etat au sommet duquel il se trouve, tout en assumant naturellement ses missions régaliennes, se cantonne toujours, vis-à-vis de la société civile, dans un rôle d’éveilleur, d’incitateur (pour les premiers de cordée), et d’accompagnateur (pour les plus fragiles) ; ce qui n’a strictement rien à voir avec celui de tuteur que lui ont conféré des décennies de paternalisme et d’interventionnisme stériles.
C’est bien à la pensée de ce très subtil équilibre qu’invite à réfléchir le solide et stimulant livre de Laine et Feldman.
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