Salaires ou loisirs : il faut choisir ! edit
La presse a récemment commenté des rapports d'inspection qui mettaient en lumière les criantes inefficacités dans l'emploi des postes d'enseignants du secondaire. Le ministre de l'Education a suscité les protestations des syndicats en annonçant la suppression de décharges de service apparemment injustifiées. Un climat de blocage perdure entre le gouvernement et les enseignants. Cette situation est devenue familière, mais il semble qu'on ait perdu de vue la tendance lourde qui la sous-tend. De quoi s'agit-il donc ?
La reconstitution minutieuse des grilles indiciaires des divers corps de fonctionnaires de l’enseignement public, depuis 45 ans, de l’école primaire à l’université, en passant par les lycées et collèges, révèle quelques faits surprenants, qui appartiennent à l’inconscient du débat public actuel, et qui expliquent peut-être quelques accidents politiques passés ou à venir. Après avoir crû en termes réels de près de 40% de 1962 à 1981, les traitements nets des enseignants du secondaire et du supérieur ont baissé de 20% en termes réels, entre 1981 et 2005. Plus précisément, il s’agit des traitements indiciaires associés à un échelon donné dans la carrière d’un certifié (ou d’un professeur des universités de seconde classe), par exemple, calculés hors primes.
Il y a donc fondamentalement une érosion lente du pouvoir d’achat des enseignants depuis 25 ans : cette baisse correspond en effet à un grignotage de pouvoir d’achat de 0,88% par an en moyenne.
Les instituteurs sont ceux qui s’en tirent le mieux, avec une baisse de seulement 9% en termes réels de leurs salaires dans la même période, et la création du nouveau corps des « professeurs des écoles », qui permet des reclassements avantageux. Mais pour l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur, c’est la déconfiture. Aucun plan de « revalorisation », aucun gouvernement, n’a inversé cette tendance, qui remonte au « tournant de la rigueur », initié par les dirigeants socialistes en 1982-83. La baisse concerne en réalité beaucoup de fonctionnaires à des degrés divers, car elle est due au premier chef à l’érosion, jamais complètement compensée, du pouvoir d’achat du point d’indice, qui permet de calculer tous les traitements publics de base. Or, les enseignants sont une catégorie particulièrement affectée par cette érosion, car ils touchent très peu de primes.
Du point de vue de l’économie politique, ces faits conduisent à une constatation incontestable : les syndicats d’enseignants se sont montrés incapables d’enrayer le mouvement de baisse des salaires. Comment ont-ils pu supporter une telle régression sans finalement trop protester ? Le « tournant de la rigueur » de 1982-1983 reflète la conversion des dirigeants à une forme d’euro-monétarisme et à la rigueur budgétaire, mais ils n’auraient pas pu exercer un tel effort de compression sur la masse salariale publique, pendant une si longue période, sans une forme très substantielle d’affaiblissement syndical.
Une nouvelle culture s’est mise en place, qui consiste, pour le ministre de la Fonction publique, à faire prendre à ses agents des vessies pour des lanternes : confondre les augmentations liées au jeu automatique de l’ancienneté avec la véritable indexation du point d’indice. Le jeu de l’avancement à l’ancienneté joue probablement comme une anesthésie, et il se peut qu’en dessous d’un seuil de baisse de 1% par an, on puisse grignoter le pouvoir d’achat sans provoquer de réaction violente du « mammouth ». Mais cette explication est insuffisante. Une hypothèse qui aurait notre faveur est que, durant cette période de chômage de masse, l’Etat s’est progressivement fait payer une prime de risque par des fonctionnaires dont la demande d’assurance est forte, et qui le sera de plus en plus à cause de l’anti-sélection.
En langage savant, l’Etat aurait tout simplement récupéré une quasi-rente des ses agents ; en langage simple, cela signifie que ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à démissionner ! Si cette hypothèse est vraie, il y aura une limite à la baisse, dictée par le marché du travail, surtout si la bataille du chômage finit par être gagnée, et l’Etat devra alors « revaloriser », ou faire face à une crise majeure de recrutement.
La féminisation est sans doute un facteur d’explication complémentaire important. La proportion de femmes n’a cessé d’augmenter dans la période considérée. Les instituteurs sont depuis longtemps en majorité des institutrices. En 1981, 50% des enseignants du secondaire sont déjà des femmes ; elles sont aujourd’hui plus de 65%. De plus, on décèle un certain embourgeoisement des enseignantes, de plus en plus mariées à des hommes appartenant aux catégories professionnelles supérieures. Il se peut donc qu’aux alentours de 1982, au sein des syndicats enseignants du secondaire, l’électeur médian soit devenu une femme. D’ailleurs, Monique Vuaillat, première femme secrétaire général du SNES, a été élue, en 1984, sous les sifflets des machos de la FEN. Le tournant de la rigueur est donc concomitant d’une circonstance « heureuse » pour le gouvernement : le changement des préférences représentées dans la négociation, nettement plus en faveur du loisir, et moins en faveur du salaire.
Dans l’enseignement secondaire, la dépense par élève a augmenté de 65% en 25 ans, ce qui traduirait bien l’arbitrage travail-loisir, mais aussi une certaine dissipation de ressources. Certains s’accordent pour dire en privé que dans un contexte marqué par l’arrivée de nouveaux publics plus difficiles, on a acheté la paix sociale en créant des postes ou en maintenant ceux qui auraient pu être supprimés en raison de la démographie. Les chiffres de la direction générale de l’administration et de la fonction publique montrent que les effectifs de l’enseignement ont crû de 18,6% entre 1982 et 2003, pendant que le salaire réel moyen baissait de 20%. On peut donc calculer que la masse salariale réelle a baissé de 5% sur cette période.
Il semble donc bien vrai que dans le cas du secondaire, les syndicats et le gouvernement se soient livrés à une transaction, qui consiste techniquement à substituer des créations (ou maintiens) de postes, qui se traduisent en taux d’encadrement plus bas, en l’échange d’une dévalorisation des traitements indiciaires réels. On doit sans doute tenir compte du fait que les conditions de travail, avec l'arrivée de "nouveaux publics" dans les lycées et collèges, ont changé au cours de la période, et justifiaient certaines adaptations des effectifs. Les syndicats ont donc gagné sur le temps et les conditions de travail, tandis que le gouvernement réalisait certaines économies. Il n’est pas illégitime, dans ces conditions, de poser à nouveau la question du salaire des enseignants; mais ce sont vingt-cinq ans d’arbitrages en faveur des loisirs et des conditions de travail qu’il faudra alors revoir.
On trouvera tous les chiffres et les détails de cette analyse dans un article de B. Bouzidi, T. Jaaidane et R. Gary-Bobo ici
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