Gratuité de l’université: retour sur une décision du Conseil constitutionnel edit
En réponse à une question prioritaire de constitutionnalité, suscitée par la hausse des droits d’inscription des étrangers extra-européens, le Conseil constitutionnel a rendu le 11 octobre dernier une décision considérée tantôt comme une divine surprise par les tenants d’une gratuité absolue des études supérieures, tantôt comme lourde de menaces pour le fonctionnement de nombreux établissements de la part d’une partie non négligable des collègues, inquiets du devenir de leur formation et, plus généralement, du déclassement latent de l’université française. Là où pourtant tous se rejoignent, c’est dans le constat d’un facteur incertitude qu’introduit cette décision, à la fois pour les étudiants, pour les universités et pour la Nation tout entière, tant la performance d’une économie est indissociable de celle de son système d’éducation. En tout état de cause, la communauté universitaire a besoin d’une clarification. Les juristes et les économistes que nous sommes proposons une lecture de cette décision à la lumière des enjeux et des défis que l’université française doit relever.
Une décision conservatrice?
Rendue à l’occasion d’une contestation par des associations étudiantes de l’arrêté ministériel autorisant l’augmentation des droits d’inscription pour les seuls étrangers extra-communautaires, la décision du Conseil constitutionnel du 11 octobre 2019 contient une contradiction dans les termes. D’un côté, le Conseil constitutionnel s’appuie sur le 13e alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, qui appartient au bloc de constitutionnalité, et énonce clairement que « l’organisation de l’enseignement public gratuit… à tous les degrés est un devoir de l’État ». Donc, selon ces dispositions, eau et gaz à tous les étages, gratuité à tous les degrés, y compris pour l’enseignement supérieur. D’un autre côté et dans le même mouvement, le Conseil constitutionnel admet que des droits modiques, le cas échéant modulables en fonction des ressources des étudiants, pourront être prélevés sans violer la Constitution. Dans le langage courant, gratuit et pas cher sont plutôt considérés comme des termes contradictoires. Le Conseil consacre-t-il ainsi une exception à la gratuité de l’enseignement ? Sur quelle base ? En revanche, des étudiants étrangers, le Conseil ne dit rien. Implicitement, il valide un traitement différencié des étudiants étrangers non communautaires. Pour résumer un long débat, les étudiants étrangers se caractérisent au moins par le fait que leurs familles n’ont pas acquitté, et n’acquittent pas leurs impôts en France. C’est aussi le cas pour les étudiants étrangers communautaires, dont le sort est différent en rasion d’un traité européen garantissant une égalité de traitement avec les étudiants nationaux.
En pratique, les ministres chargés du Budget et de l’Enseignement supérieur vont continuer à fixer par arrêté conjoint des droits d’inscription pour les établissements supérieurs publics sur la base de l’article 48 de la loi de finances de 1951, pourvu donc qu’ils soient modiques. Au passage, on relèvera le caractère contingent de cet édifice juridique et, surtout, que la balle est maintenant dans le camp du Conseil d’État, le voisin du Palais-Royal. C’est à lui qu’il revient de juger de ce qui est modique en termes de droits d’inscription, et d’élaborer une conception jurisprudentielle de la modicité de tels droits. Lorsque l’affaire est présentée de cette manière, la décision du Conseil constitutionnel pourrait apparaître comme conservatrice – cherchant à maintenir un statu quo et à empêcher toute évolution. Cela dit, même dans cette interprétation, la décision est loin d’être insignifiante. Le maintien du statu quo risque de bloquer des évolutions qui paraissent nécessaires dans le mode de financement des universités françaises. Si les conseillers d’État prennent le Conseil constitutionnel au pied de la lettre, on pourra fermer bientôt Sciences Po et HEC, Centrale-Supélec et d’autres écoles d’ingénieur mangeront leur chapeau et enfin, le développement de nombreuses universités comme Paris-Saclay, Paris-Dauphine, ou Cergy-Pontoise, etc. sera gravement compromis, puisque (entre autres choses) des masters internationaux à 6000 euros l’an y sont ou seront ouverts. Ce serait donc un coup d’arrêt à une vague d’augmentations, quelque peu anarchique, des droits d’inscription dans les écoles d’ingénieur, les écoles de commerce sous tutelle publique, et parmi les diplômes d’université associés aux diplômes nationaux de master qui ont fait florès au cours des dernières années. Pour autant, on doute fort que l’État se propose de combler le manque à gagner que subiraient ces établissements si leurs droits devaient retomber à 200 ou 300 euros (comme pour la plupart des formations universitaires). Examinons tour à tour deux questions : s’agissant de la gratuité de l’enseignement supérieur, une première question de fond, et une seconde portant sur la définition de la « modicité » des droits. Poser ces questions sans poser aussi celle du crédit aux étudiants, c’est risquer un contre-sens majeur.
Les droits d’inscription, avec ou sans crédit aux étudiants
Deux modèles d’enseignement supérieur s’opposent : le modèle de gratuité généralisée de l’enseignement supérieur qui a cours en Europe continentale, et le modèle d’accès payant à l’enseignement supérieur, répandu dans les pays anglo-saxons. Le second modèle a tendance à se généraliser en Asie et en Afrique sous l’influence des grandes universités américaines. Cette opposition sommaire en cache d’autres, par exemple, le contraste entre universités gratuites et chichement dotées, en Italie et en France, et universités gratuites et bien dotées dans les pays scandinaves (24 000 dollars contre 16 000 dollars par étudiant, selon les chiffres de l’OCDE de 2014). De même, les pays anglo-saxons ne forment pas un bloc monolithique. Si tous permettent de financer les droits d’inscription au moyen d’aides aux étudiants et de prêts, le mécanisme de crédit aux étudiants fait la différence. Les prêts à remboursement contingent, en vigueur en Australie, en Grande-Bretagne et aux États-Unis depuis Obama, sont un formidable levier d’égalisation des chances. Le principe de ces prêts consiste à n’exiger le remboursement de l’ancien étudiant que si les revenus de son travail sont suffisants. Donc, par principe, dans ce cadre, l’ancien étudiant ne peut pas être mis en faillite s’il n’est pas en mesure de rembourser. Cette éventualité peut sans doute arriver plus souvent pour des personnes provenant de milieux modestes, et qui n’ont pas le réseau social leur permettant de rebondir suite à des aléas de la vie professionnelle. Le coût du non-remboursement étant supporté par la puissance publique, les prêts à remboursement contingent représentent un alourdissement de la facture de l’enseignement supérieur pour les finances publiques, pendant toute la durée de vie des prêts.
De fait, la France apparaît comme un pays qui cumule les désagréments des deux modèles. D’une part, son système universitaire est sous-financé, à bout de souffle et, d’autre part, les étudiants de certaines filières « cotées » voient les droits d’inscription augmenter rapidement, sans autre moyen pour les financer que de s’adresser aux banques commerciales, souscrivant des prêts classiques, qu’ils doivent rembourser en toute éventualité. L’alternative est de faire appel aux parents, ce qui ne fait que renforcer l’inégalité des chances, déjà très marquée dans notre pays. La France n’est donc pas loin de représenter le pire des deux mondes. Une fois de plus, notre pays paraît pour ce qu’il est trop souvent, une société en retard, qui n’arrive pas à appréhender la modernité, où les préjugés doctrinaux ont la vie dure, et où l’élite s’obstine à dédaigner ce qui a fait ses preuves à l’étranger.
Même si le modèle suédois présente des atouts certains et correspond sans doute mieux à la philosophie politique de notre pays, force est de constater qu’il ne correspond pas à nos moyens budgétaires étant données les priorités que gouvernants de droite comme de gauche révèlent à travers leurs choix répétés en matière de dépenses publiques. C’est un constat douloureux pour des universitaires. Mis à part – et contre toute attente – l’intermède Sarkozy-Fillon-Pécresse (comme en témoignent les investissements d’avenir), les gouvernants ont très rarement fait de la recherche et de l’enseignement supérieur une priorité. Fort de ce constat, réitéré à chaque grande échéance, nous militons depuis longtemps pour la mise en place de prêts à remboursement contingent comme préalable au relèvement des droits d’inscription à l’université. Nous ne manquons pas de structures publiques sur lesquelles pourrait s’adosser un système de crédit étudiant. Le futur grand groupe public, CDC-Banque Postale-CNP peut apparaître comme offrant le support idéal, avec une banque de détail, la Poste, avec le fonds d’épargne de la CDC, qui offrirait la garantie de réserves sur le long terme, et la CNP qui permettrait l’accès au marché de la réassurance. La BPI a aussi récemment marqué son intérêt, mais c’est une structure plus petite, sans banque de détail associée. Ces prêts pourraient d’ailleurs être mobilisés à bon escient pour financer la vie étudiante et en particulier l’accès au logement, puisque les universités en France sont toutes situées dans les plus grandes villes du pays, où prospère la rente foncière.
La question de la gratuité de l’accès à l’enseignement supérieur mériterait d’être réinterrogée si nous avions un système où les étudiants ont un large accès à des prêts à remboursement contingent. Dans un tel système, les étudiants ne paieraient rien pendant leurs études, le coût de celles-ci étant étalé pendant leur vie active. Le problème de la modicité des droits serait alors transformé, devenant celui de la modicité du remboursement. La question de la modicité des droits d’inscription se pose aujourd’hui, parce que les étudiants n’ont pas accès à un système de crédit étudiant efficace et juste. Le problème est mal posé, parce que cet instrument de politique économique et sociale n’a pas encore trouvé un homme politique de premier plan ayant le courage de proposer sa mise en œuvre au pays.
La gratuité n’est qu’un principe de justice subsidiaire. La modicité est une notion relative.
Sur quels grands principes économiques et de justice les conseillers d’État pourraient-ils s’appuyer pour donner corps au concept de droits modiques? Remarquons tout d’abord que la gratuité est synoyme du financement des études par les impôts, donc par le contribuable. La gratuité totale implique donc une socialisation complète des coûts. Mais elle ne garantit pas l’égalité en raison d’un problème d’équité verticale, déjà souligné par Marx dans sa Critique du programme de Gotha. En effet, la gratuité implique de facto que les personnes d’origine modeste, dont les étudiants ne fréquentent pas l’enseignement supérieur payent, par leurs impôts indirects, les études des enfants des familles plus favorisées. Par ailleurs, économistes et philosophes de la justice savent bien que les grands principes sont souvent au moins partiellement incompatibles. Ainsi en est-il par exemple de l’égalité et de la liberté, et c’est même un problème fondamental du libéralisme, puisque la liberté individuelle engendre des inégalités. Pour cette raison même, les principes de justice doivent souvent être hiérarchisés et dans le cas qui nous occupe, c’est le Préambule de la Constitution de 1946 lui-même qui nous donne la clef, en indiquant la finalité réelle : « La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture… » (alinéa 13 du préambule). La gratuité, principe subordonné, ne saurait être absolutisée car elle n’est qu’un des instruments de la réalisation d’un grand principe qui lui est supérieur : l’égalité des chances, l’égalité des chances d’accès aux positions dans la société. Si nous disposions d’un système de crédit public aux étudiants, de bourses d’études assez généreuses et de tarifs réduits à destination des étudiants d’origine modeste, les grands principes de justice seraient compatibles avec des frais de scolarité élevés. La gratuité n’est pas un principe intangible et de premier rang.
Au vu de ce qui précède, on conçoit que le Conseil d’État pourra assez librement construire une notion de droit modique, compatible avec le développement d’une université publique en période de restrictions budgétaires ! De manière assez évidente, la modicité est une notion relative. La modicité peut se rapporter au coût des études : si un étudiant d’une grande école ou d’un master coûte 20000 euros par an, alors, des droits de 6000 euros peuvent encore être qualifiés de modiques, puisqu’ils reflètent un taux de subvention de 70%. La modicité s’apprécie aussi relativement aux revenus de l’étudiant et de ses parents. La perspective de taux de rendement importants associés à une année ou à un cycle d’études peut aussi constituer une référence intéressante. Sciences Po, Dauphine, HEC, l’ESSEC mènent à des carrières en finance-assurance qui restent très rémunératrices. Un gain mensuel supplémentaire de 1000 euros permet de rembourser des droits d’inscription de 12000 euros au cours d’une seule année de travail.
Si, au contraire de ce que nous venons d’imaginer, le Conseil d’État s’arrêtait à une vision absolue de la modicité, laissant entendre que sont modiques des droits de quelques centaines d’euros seulement, alors, ce serait ressenti par l’Université publique comme une condamnation sans appel à la pauvreté. Cela signifierait pour elle renoncer à l’ambition de rester dans la course à l’excellence internationale ; renoncer à figurer en bonne place sur la carte du monde ; rester de plus en plus à l‘écart des flux d’échanges d’hommes et d’idées. Bref, le déclassement définitif, qui guette déjà, va s’accélérer, par rapport aux universités du monde anglo-saxon, dont la domination s’accroît d’année en année, et qui continuent d’attirer les talents aussi bien du côté des étudiants que des enseignants-chercheurs, par rapport à l’émergence très rapide de l’Asie, et en particulier de la Chine ou de la Corée. Cela signifierait aussi qu’il n’y aurait plus rien à attendre du secteur public et que l’enseignement supérieur se développera dans le secteur privé – là où l’on échappera à l’exigence de modicité ainsi conçue. Les talents fuiront l’Université publique. Avec un peu de « créativité juridique », il sera aisé de contourner l’étau constitutionnel mortifère de la gratuité, en créant de nouveaux types d’universités, gérées comme aux États-Unis, par des organismes à but non lucratif, c’est à dire par des associations – des personnes privées auxquelles le droit public ne s’appliquera pas. Les tenants de la gratuité auront alors engendré l’exact contraire de ce qu’ils souhaitaient, suivant une ruse commune de l’histoire.
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