Immigration: dix réflexions pour réapprendre à débattre edit
Le débat sur l’immigration, plus qu’un autre, subit un excès de simplification qui ne fait pas justice à la complexité de cette question. Ce genre d’excès existe sans doute dans d’autres domaines, mais dans celui-ci ils atteignent des sommets. Nous aimerions proposer dix réflexions qui cherchent – sans prétention – à nuancer, à approfondir et à favoriser un débat agile sans pour autant sacrifier à la rigueur.
Non au maximalisme. On peut avoir des positions extrêmes lorsqu’on parle d’immigration (depuis Immigration zéro ! à Ouvrons les frontières !). Mais le maximalisme nous conduit à des simplifications idéologiques, à se laisser porter par les sentiments, avec le risque de pécher par excès, depuis la haine et la peur de l’inconnu, jusqu’à la naïveté paternaliste, blanche, eurocentrique et truffée de culpabilité post-coloniale. Le débat sur l’immigration est plus productif lorsqu’il s’éloigne du maximalisme, lorsqu’il se centre sur sa gestion. On peut défendre des positions plus ou moins restrictives par rapport à l’immigration économique, accepter des flux plus importants ou de moindre intensité, tolérer les irrégularités ou même sélectionner ceux qui croisent nos frontières. Des divergences peuvent exister. Mais ce qui est indispensable c’est de donner des réponses concrètes qui nous permettent de nous positionner face à ces défis. Ce qui est pertinent dans le débat public c’est de savoir comment gérer les migrations. Les émotions que cela suscite en nous n’apportent peu ou pas de valeur ajoutée à ce débat.
Immigration zéro ? À un extrême du maximalisme se situent ceux qui se déclarent anti-immigration et croient qu’il est possible de parvenir à une immigration zéro. Cependant cela ne serait viable que pour les pays qui n’ont pas la moindre attractivité. Ce serait une victoire à la Pyrrhus, car cela ne serait pas le résultat d’une politique d’immigration zéro, mais du manque de candidats disposés à franchir leurs frontières. De plus, dans ce modèle l’attractivité se situe à l’extérieur des frontières. Par exemple en Corée du Nord, qui ne subit aucune pression migratoire extérieure, la sortie du pays sans autorisation est considérée comme une trahison. On voit bien à travers cet exemple et d’autres similaires l’absurdité de ce type de maximalisme. Pour n’importe quel pays qui ait la moindre attractivité (tourisme, commerce extérieur, etc.) les frontières ne délimitent jamais des compartiments étanches. Construire des frontières hermétiques est une fantaisie irréalisable.
Frontières ouvertes ? Le discours sans nuances qui défend les frontières ouvertes se trouve à l’autre extrême. Contrairement au concept précédent, celui-ci est praticable. De fait, il n’est pas rare de trouver des variantes de frontières ouvertes entre des pays plus ou moins homogènes par rapport à leur niveau de vie et aux droits de l’individu. C’est l’exemple de l’espace Schengen ou d’ECOWAS en Afrique Occidentale.
La mobilité des personnes entre des territoires avec des niveaux de vie et des droits individuels très différents sans intervention des autorités génère de la vulnérabilité - et de sérieux doutes sur sa pérennité -, même si cela paraît contre-intuitif. Par exemple les personnes qui traversent les frontières avec l’intention de travailler sans être identifiées comme des sujets de droit sont exposées à tout type d’exploitation. Les mineurs invisibles pour l’Administration peuvent ne pas avoir accès à l’éducation. Protéger les femmes contre la traite et l’exploitation sexuelle peut être encore plus difficile. Le manque de nuances peut expliquer pourquoi le discours qui défend les frontières ouvertes est revendiqué par des secteurs aussi différents qu’une certaine gauche moralisante et l’ultralibéralisme.
L’immigration n’est pas toujours bonne ou mauvaise économiquement parlant. Un autre type de maximalisme porte sur les effets de l’immigration dans les sociétés d’accueil. Centrer le débat sur le fait de savoir si l’immigration est bonne ou mauvaise du point de vue économique est un autre lieu commun dans le débat public. L’impact économique peut être changeant à court, moyen ou long terme, et dépend en général de la structure sociale et productive de chaque société et de la composition de ses flux migratoires. S’il est vrai que la majorité des études ne détectent pas d’impact négatif de l’immigration sur la richesse des pays, il n’en est pas de même de l’impact de certains flux migratoires sur les inégalités. Un exemple : l’augmentation de l’offre de main-d’œuvre dans certaines niches les moins réglementées du marché du travail peut aggraver les conditions de tous leurs travailleurs, indépendamment de leur pays de naissance.
Il existe également un certain maximalisme lorsqu’on regarde les effets de l’immigration sur les pays d’origine (brain drain, brain gain, brain waste, entre autres) même si notre égocentrisme à tendance à ignorer ces questions. Sur ce terrain-là le débat public devrait être plus sensible à ce que disent les études les plus rigoureuses et les données les plus fiables, ce qui est indispensable pour développer de meilleures politiques publiques.
La gestion de l’immigration est une politique publique. La politique d’immigration est une politique publique avec une influence transversale sur d’autres aspects de l’organisation de la société, même si on ne la considère pas souvent dans ces termes. Les administrations publiques ne doivent pas avoir un rôle subsidiaire, conditionné à celui d’autres acteurs. Comme toute politique publique, la politique migratoire a besoin de définir des objectifs et des outils, et la participation d’autres acteurs est importante à condition que les responsabilités publiques n’y soient pas diluées. Les administrations, en tant que garantes des droits, ne doivent pas déléguer la protection de ces droits. Dans l’État de droit, il faut réguler et garantir des services publics comme par exemple l’éducation ou le sauvetage en mer, et ne pas les laisser de façon arbitraire aux mains de tierces personnes sans qu’elles rendent compte de leurs actions.
Une marge de manœuvre existe, mais elle doit être soumise aux droits de l’homme. Cette marge de manœuvre et les outils dont elle dispose sont très importants, même si les changements intervenus ces dernières décennies peuvent suggérer le contraire. Dans ce contexte la seule limite ce sont les droits de l’homme qui doivent être respectés quelle que soit la nationalité des sujets. Le droit humanitaire, qui fait partie de notre législation, implique que l’immigration pour des raisons humanitaires ne peut pas être soumise à des restrictions et bénéficie de niveaux de protection spécifiques. Il est légitime de débattre sur le périmètre de l’immigration (par exemple on peut se poser la question de savoir s’il faut inclure les réfugiés climatiques), mais abandonner les accords internationaux est une question totalement différente qui s’attaquerait à la pierre angulaire de notre système des droits et des libertés.
Responsabilité ou culpabilité communautaire ? On a beaucoup parlé du rôle joué par l’Union Européenne dans la crise humanitaire que nous vivons depuis des années aux frontières de l’Europe. L’Union, dans son sens abstrait, a été accusée de négligence, d’inaction, d’insensibilité et même de regarder ailleurs. Cependant il est important de rappeler que, jusqu’à présent, les États (et les gouvernements que les Européens ont élus) ont décidé que l’immigration relevait de la compétence nationale et que la Commission devait avoir une marge de manœuvre très limitée. Il faut savoir qu’il n’existe pas encore de politique commune sur l’immigration au-delà de certains efforts inter-gouvernementaux. Et répétons-le, cela est dû à la volonté des gouvernements pour lesquels nous avons voté. Il serait souhaitable que dorénavant, les débats électoraux soient plus clairs sur le positionnement des partis concernant le transfert à Bruxelles de compétences sur l’immigration, les frontières et le droit d’asile.
La politique d’immigration n’est pas une politique de sécurité. Elle ne peut pas être uniquement centrée sur les frontières. L’immigration est un phénomène social de longue haleine qui culmine avec l’intégration des migrants dans leurs sociétés d’accueil. Gérer l’immigration depuis les frontières est une politique publique myope qui ignore ses effets à long terme, et indésirable, car elle construit l’immigration comme une menace. La gestion de l’immigration ne commence ni ne finit à la frontière.
Ce n’est pas non plus une politique de coopération. La politique de coopération est une autre politique publique qui doit être conçue pour atteindre ses propres objectifs (comme les Objectifs de Développement de l’ONU) et avec ses propres outils. Mais à un certain moment, et avec les preuves dont nous disposons, il semble que certains responsables politiques ont considéré que le développement d’un pays implique la réduction des flux migratoires de sortie. Penser que les flux migratoires peuvent être « contrôlés » par la coopération pour le développement ne peut que conduire à une mauvaise politique de coopération et à une mauvaise politique sur l’immigration.
L’immigration apporte de la diversité, mais toute la diversité ne provient pas de l’immigration. Les sociétés contemporaines sont de plus en plus diverses. Normaliser cette diversité et la gérer est un impératif de santé démocratique pour lutter contre la haine et les inégalités. Toutes les sources de diversité sont importantes et elles ont toutes leur propre parcours historique. La façon de gérer l’immigration est également la façon que nous avons de gérer la diversité.
Un débat sensé et serein est indispensable pour confronter le populisme xénophobe qui alimente les mensonges et les demi-vérités, comme n’importe quel autre discours qui attaquerait la diversité, que ce soit le classisme, le machisme, l’homophobie et toute autre phobie qui rende difficile le vivre-ensemble.
Cet article traduit de l’espagnol par par Isabel Serrano a été publié par notre partenaire Agenda Publica.
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