Le climat, un aiguillon pour la prospective stratégique edit
La lutte contre le changement climatique reste curieusement peu investie par la prospective stratégique. Passé le stade des prévisions, la stratégie s’est d’emblée réduite à une forme de décarbonation restrictive, voire punitive, à « travers humains constants ». Or, si l’on raisonne ainsi, les changements drastiques nécessaires pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sont aujourd’hui hors de portée. Par ailleurs on n’a guère vu de prospective « positive », de nature à ouvrir le champ des possibles et à susciter l’adhésion.
Une démarche de prospective stratégique prenant le sujet au sérieux devrait intégrer les mesures techniques à la transformation de la culture et de la société. Ce qui suppose d’abord de mieux prendre en compte l’inertie, au sens physique, des modes de vie. Pour faire de nos travers, de notre cupidité et notre goût pour le confort, un ressort. Les ressources et efforts devraient intégrer une part d’inéluctable à court terme, afin d’élaborer des mesures de mitigation exploitant précisément l’origine du problème : l’accélération du progrès technique dans une économie dopée à la demande. Les mesures d’adaptation devraient envisager au premier chef une évolution des consciences, dans laquelle s’inscriraient celles de l’habitat, des transports, de l’alimentation, des loisirs, etc., en travaillant sur les représentations mentales et normes sociétales de sorte à exploiter la principale des vertus de notre espèce : sa formidable plasticité, cognitive et physique.
S’adapter, entre long terme et court terme
Une évolution des modes et référentiels culturels permet en effet d’envisager des évolutions beaucoup plus radicales des usages alimentaires (consommation d’insectes pour les protéines, par exemple). Notre rapport aux déplacements physiques, de même est susceptible d’évoluer avec l’essor du télétravail ou la « ringardisation » du tourisme de masse.
Évidemment, chacun a en mémoire les folies des idéologies qui au 20e siècle ont cherché à créer un « homme nouveau ». Mais imaginer qu’une « autre humanité » puisse être possible ne pose aucun problème aux paléontologistes, par exemple. Le futur ici se nourrit de ce que nous savons du passé. L’ingénierie biologique (PMA, GPA, etc.) nous mène insensiblement vers une « espèce » bien éloignée de son histoire évolutive en matière de pratiques reproductives, mais cet éloignement a commencé avec le néolithique. Ce qui nous définit est peut-être simplement notre capacité à « garder le contact », pour citer le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin. Si l’on part du principe que l’on ne peut pas changer la Terre, ni de Terre (ce qui resterait à éclairer un regard nouveau de l’aventure spatiale), c’est l’humanité qui devra évoluer.
Mais le premier enjeu, pour relancer une prospective qui ait prise sur notre futur, est une confrontation plus franche avec la réalité des problèmes. La phase de l’alerte s’est étendue sur une période très longue. Elle a dessiné les contraintes d’un nouveau monde à inventer ; un monde caractérisé par des modes de vie plus vertueux, mais aussi apte à composer avec une planète inévitablement plus chaude, aux événements extrêmes probablement plus fréquents et plus intenses, aux zones régionales fortement et diversement affectées… Il existe bien sûr un très large éventail d’actions qui doivent être entreprises dès maintenant : des économies dans tous les domaines, qu’il s’agisse de tous les usages inutiles de l’énergie, de la préservation des ressources géologiques comme de celles du vivant. Bien sûr la voie règlementaire est indissociable du dispositif de régulation, mais si l’on pense à la « taxe carbone » et à ses déclinaisons, le droit doit veiller à ne pas être punitif, ni à opposer la fin du monde aux fins de mois, en reproduisant les erreurs du passé : comme le souligne Hervé Le Treut, l’année 2018 fut celle de mouvements populaires qui nous ont brutalement rendu très concrète la perception du problème climatique comme un problème politique et un problème social, source d’injustices à tous niveaux. Mais le souci de la fin du mois et celui de la fin du monde ne sont pas forcément en contradiction et sur nombre de domaines les agendas peuvent s’aligner. Dans le celui de l’habitat, par exemple, aides et incitations à la rénovation des bâtiments pourraient conjuguer le climatique et le social. Pour autant, nous savons aussi que cela ne suffira pas et que nous n’avons pas toutes les cartes en main.
Face à ces nécessités, le langage des solutions reste largement non pas à créer – il existe à ce niveau beaucoup de travaux – mais à traduire et à décliner, à propager et à débattre. Car il ne fait plus consensus aujourd’hui. L’évolution du climat des quelques prochaines décennies est d’ores et déjà très largement écrite par les émissions des dernières décennies. Et celle-ci va occuper un espace politique qui sera toujours plus marqué par une question centrale : comment résorber les inégalités qui se creusent au fil du temps ? En l’état actuel des choses, le constat est clair : les riches (des pays jusqu’aux individus) s’en sortiront toujours ; tandis que les pauvres en souffriront toujours plus. Les défis deviennent très concrets et ne resteront pas silencieux. Dans un monde où les surfaces agricoles sont limitées, comment partager l’espace physique de notre planète pour y assurer les besoins élémentaires de près de 8 milliards de personnes, la préservation d’une biodiversité menacée, et le développement d’énergies renouvelables (en particulier la fabrication de cette électricité verte liée aux biocarburants, source de tant d’attentes pour le futur) ?
Compétitions et technologie
Si la prospective stratégique doit travailler en profondeur les aspects sociaux, sociétaux et culturels, bref tout ce qui touche au mode de vie et au tissu social – y compris à l’échelle de la planète – le progrès technologique fera partie de la solution. Mais si sa diffusion rapide peut s’envisager, grâce aux mécanismes de marché notamment, comme un mouvement fluide et progressif, le progrès technologique est aussi et d’abord un champ conflictuel.
Certains pays ainsi misent avant tout sur le progrès technique pour assurer leur avenir personnel face au changement climatique. Les Etats-Unis et la Chine par exemple investissent dans une course technologique intense. Mais cela les amène à jouer a minima la carte du multilatéralisme ou à négocier âprement. Leur poids sur la scène internationale ne laisse guère le choix : même en supposant que nous parvenions à limiter nos émissions de gaz à effet de serre et à tenir les engagements de l’accord de Paris dans les décennies à venir, le climat de nos villes, et celui des régions les plus vulnérables de la planète dépendront en premier lieu des émissions de ces géants. Le territoire français, par exemple, est soumis à réchauffement croissant et inévitable liés aux gaz à effet de serre, mais la part de nos émissions dans cette évolution n’est que de l’ordre de 1%.
Ce monde nouveau, compétitif et conflictuel, ressemblera largement à ce qu’on en fait – et à ce qu’en font notamment les pays les plus émetteurs de gaz à effet de serre. Il importe que nous ayons un poids dans sa définition, un poids qui ne peut être que celui de l’Europe. L’enjeu ici est d’être partie prenante du développement de technologies de rupture, de nature à modifier l’évolution de ces problèmes. Ces technologies touchent des domaines nombreux auxquels le grand public est peu sensible : ceux du stockage (rattrapage industriel sur les batteries lithium-ion et développement de batteries sans anode, plus « vertes ») et du transport de l’énergie notamment ; de la géo-ingénierie bien maîtrisée (pour que, par exemple, l'océan demeure notre double allié face au réchauffement climatique, en captant excès de chaleur et carbone) ; mais aussi de l’informatique quantique dont les performances peuvent, de façon réflexive, créer des ruptures technologiques et industrielles susceptibles d’accélérer l’évolution des filières renouvelables et la transition écologique. C’est un point de contact parmi d’autres entre les transitions écologique et numérique. L’Europe apparaît comme l’échelon politique « haut » pertinent, probablement le seul, à pouvoir impulser une politique audacieuse dans tous les domaines critiques vers un modèle économique, social et environnemental pérenne, sous réserve de consolider sa culture et son autonomie stratégiques autour de capacités technologiques, industrielles et opérationnelles souveraines, et de capacités de financement commun, comme soubassement.
Il existe aussi une autre approche de ces problèmes, très complémentaire : celle qui nait de l’échelle « locale » ; celle où l’on vit, où l’on travaille. Cet échelon politique « bas », se trouve être bien adapté pour embrasser une dimension souvent bloquante de la complexité des problèmes à résoudre, celle des intérêts particuliers très différents dans des territoires aux contraintes et potentialités elles-mêmes très spécifiques. Cet échelon politique permet les nécessaires solutions « sur mesure » plutôt que le « prêt-à-porter », imaginé de façon centralisée. C’est en particulier cet échelon des territoires, des régions et des villes qui peut encourager la conception de ce que peut être la protection des citoyens, celle des entreprises et du patrimoine face aux changements à venir. Et comme le rappelle Hervé Le Treut, c’est aussi cet échelon qui peut favoriser une prise de conscience plus largement partagée, confortée par un lien affectif diversement nourri : proximité avec les lieux, les gens, les paysages, etc. À l’instar de quelques exemples actuels (AcclimaTerra en Nouvelle-Aquitaine ou les profils de vulnérabilités établis par l’Observatoire régional des effets du changement climatique), les territoires peuvent devenir le carrefour des stratégies de diminution des émissions de gaz à effet de serre et de l’adaptation préventive aux changements inévitables.
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