L’entreprise, un rôle majeur dans le dialogue social? edit
Du rapport Combrexelle aux textes publiés par la Fondation Terra Nova, l’Institut Montaigne ou la Fondation Jean-Jaurès, l’été 2015 a été marqué par une profusion de textes sur le dialogue social qui ont pour point commun de redéfinir la place de l’accord d’entreprise dans la hiérarchie des normes sociales. Dans la tradition française, la négociation d’entreprise s’inscrivait dans un cadre caractérisé par l’hégémonie du droit. Elle se voit désormais dotée par beaucoup d’un rôle plus important voire majeur dans la production des garanties collectives ou individuelles. Hormis quelques lieux, le débat dominant ne porte plus sur les rapports entre la négociation de branche ou d’entreprise et la législation sociale, entre « le contrat et la loi ». Il porte beaucoup plus sur le fonctionnement même de la négociation professionnelle et sur l’autonomie plus ou moins forte de l’accord d’entreprise face à la branche professionnelle.
Le débat actuel est d’abord le produit de l’affirmation de la négociation d’entreprise quant à d’autres niveaux de production des normes sociales. Depuis les lois Auroux et la loi sur l’obligation annuelle de négocier dans l’entreprise, le nombre d’accords d’entreprise a connu une progression considérable. Quasiment résiduel dans les années 1970, il était de 5085 en 1988 pour passer dans les années 2010 à une moyenne annuelle variant entre 35 000 et 40 000 accords. Le fait est dû à une évidence : dans une économie et un marché du travail de plus en plus mouvants, l’accord d’entreprise - comparé à d’autres niveaux de négociation ou de production des normes, est mieux à même de prendre en charge la diversité des situations et la complexité des problèmes immédiats ou non qui relèvent de l’emploi et de la compétitivité. Il est dû également à une réalité : le pouvoir politique ces dernières années, sous peine de sanctions financières, a lui aussi « contraint » la négociation d’entreprise à se développer. Il existe pourtant un paradoxe important aujourd’hui. Malgré l’évolution quantitative des accords locaux, l’impression qui domine à propos de la qualité du dialogue social dans l’entreprise est souvent négative. Ainsi que le montrent beaucoup d’enquêtes, ce dernier est souvent perçu par l’opinion comme insuffisamment productif notamment du point de vue de nouveaux avantages ou de leur lisibilité quant à leurs apports. En fait par-delà les chiffres, la question essentielle est celle du contenu même de nombreux accords considérés à tort ou à raison comme insatisfaisants. C’est l’un des constats majeurs fait par les divers textes publiés récemment à propos de la négociation collective et notamment par le rapport Combrexelle qui propose pour répondre à cet état de fait de donner non seulement la priorité à la négociation d’entreprise mais d’élargir son champ dans les domaines des conditions de travail, de la durée du travail, de l’emploi et des salaires. Concernant les salaires, il s’agirait par exemple de clarifier les possibilités de négociation au sujet du partage de la valeur ajoutée ; concernant les conditions de travail, il s’agirait d’élargir le champ de la négociation aux modes d’organisation du travail mais aussi du management c’est-à-dire aux relations de pouvoir qui traversent l’entreprise. Certes, rien ne dit que ces propositions remises en septembre au Premier ministre soient retenues en l’état lors des débats parlementaires au sujet de l’évolution du dialogue social. Mais un fait demeure, c’est l’idée directrice selon laquelle l’accord d’entreprise majoritaire doit désormais être considéré comme prioritaire dans bien des domaines et ce fait implique de nouvelles questions qui risquent de constituer des axes majeurs dans les débats de demain.
Dire l’accord d’entreprise et les difficultés que ce dernier peut rencontrer, ce n’est pas seulement dire l’écart qui existe en l’occurrence entre les entreprises françaises. Et notamment l’écart entre les grandes entreprises où la négociation est particulièrement fournie et les petites entreprises où le dialogue social est inexistant d’où les mesures prescrites par la loi Rebsamen récemment votée à propos des entreprises de moins de 11 salariés et de la mise en place de commissions paritaires régionales interprofessionnelles (CPRI). C’est aussi dire et considérer deux problèmes qui gagneront en importance, dans les prochaines années, avec l’affirmation accrue des accords d’entreprise dans la production des normes sociales.
Le premier problème concerne une tendance qui prend forme dans la réalité mais qui reste peu ou mal traitée dans beaucoup de débats actuels quand elle n’est pas purement et simplement occultée ou niée. Il renvoie à la situation des branches professionnelles face à la multiplication des accords locaux. Se dessine en effet un contexte où les accords conclus au sein des grands groupes industriels ou de services sont de plus en plus innovants sur le plan social et économique et peuvent -si ce n’est déjà fait dans certains cas- constituer à terme une sorte de « modèle » ou de « référent » incontournable à l’égard de beaucoup d’autres entreprises comme les PME ou celles qui restent moins performantes du point de vue contractuel. Dans le passé, les accords d’entreprise relevaient généralement des accords de branche qui disposaient ainsi d’une hégémonie bien réelle auprès du législateur, de l’administration ou des partenaires sociaux. Désormais, rien n’interdit de penser que l’on assistera à un déplacement des formes d’hégémonie qui affectent la négociation professionnelle. En effet, les accords signés par les grands groupes et qui prennent plus directement en charge la diversité et la complexité des questions liées à l’emploi et à la compétitivité peuvent, dans bien des secteurs, entraîner un affaiblissement des branches, ce qui devrait conduire nombre de celles-ci à « réinventer » leur rôle et leurs missions dans le domaine des régulations contractuelles.
Le second problème lié à l’affirmation des accords d’entreprise dans la production des normes sociales, renvoie aux représentants syndicaux eux-mêmes et aux ressources qu’ils peuvent ou non mobiliser dans le cadre de l’évolution des contenus et des thèmes de la négociation. La complexité des sujets concernant l’emploi et à la compétitivité implique des thèmes de négociation de plus en plus sophistiqués et ardus comme les nouvelles technologies et leur impact sur les organisations du travail – le numérique par exemple, les nouvelles mobilités géographiques ou de statut qui marquent le marché du travail, « l’uberisation » de certaines activités économiques et la précarisation des emplois, les modes d’intéressement et de participation des salariés à l’entreprise, la protection sociale et des régimes complémentaires, etc. Pour beaucoup d’élus syndicaux, se dessine dès lors une exigence nouvelle, celle de « la montée en expertise » afin de maîtriser au mieux les nouveaux contenus de la négociation professionnelle qui si elle reste sociale n’en devient pas moins de plus en plus technique et sophistiquée nécessitant ainsi la mobilisation de ressources cognitives plus performantes. Cette « montée en expertise » des représentants syndicaux implique une autre exigence : il s’agit de définir à leur égard des politiques de formation et de remise à niveau réellement appropriées et efficaces. A défaut – et cette situation existe déjà dans certaines entreprises – on verra se développer le recours à des experts et à des consultants venus de l’extérieur et qui se situeront à l’interface des parties prenantes de la négociation d’entreprise à savoir l’employeur et les élus syndicaux. Mais alors quid du rapport direct entre ces derniers, un rapport que la priorité donnée à l’accord d’entreprise est supposée renforcer ? Certes, il ne s’agit pas ici de nier la nécessité de recours extérieurs à l’entreprise face à la complexité des contenus de la négociation. Il s’agit simplement de garder à l’esprit qu’il existe aujourd’hui et de plus en plus souvent des risques de délégation de compétences et de propositions qui concernent les partenaires sociaux face aux nouvelles médiations qu’incarnent de tels recours. Et de réduire ces risques à défaut de les annuler.
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