Consommateurs, les ententes vous spolient edit
La question du pouvoir d’achat occupe aujourd’hui en France le devant de la scène au point de constituer – situation inédite – la première préoccupation des Français. Plutôt que de se focaliser sur le niveau des rémunérations, l’attention s’est rapidement centrée sur la dérive des prix : pourquoi le panier de la ménagère est-il si cher dans notre pays ?
Première réponse, qui emporte l’unanimité : c’est la faute à la Chine, à l’Inde et aux pays émergents, qui – rattrapage économique oblige – découvrent les délices de la consommation de masse et viennent alimenter la demande mondiale. On s’est ainsi alarmé de la flambée générale du cours des matières premières, qui vient mécaniquement renchérir le prix du pain, de l’essence, bref de toutes ces marchandises que nous consommons chaque jour et qui constituent pour nous des dépenses devenues « incompressibles ».
Ce diagnostic d’une « inflation importée » est juste mais il n’explique toujours pas le différentiel de prix des produits alimentaires entre la France et un pays comme l’Allemagne. De plus, l’inflation sur les matières premières – notamment agricoles – a parfois servi de prétexte, d’alibi à certains industriels pour répercuter aux consommateurs des hausses de tarifs sans commune mesure.
A supposer que la flambée des cours mondiaux soit la cause principale du dérapage des prix, que pouvons-nous faire ? Les racines de l’inflation sont à chercher dans notre réglementation sur le commerce de détail, l’une des plus pléthoriques et malthusiennes qui soit. Interdiction de la revente à perte (loi Galland), interdiction pour les producteurs de faire de la discrimination tarifaire entre distributeurs, autorisation préalable pour toute ouverture d’une surface commerciale de plus de 300 m² (lois Royer Raffarin) : autant de règles qui ont eu pour principal effet de limiter la concurrence en amont et en aval, sur le dos des consommateurs.
Le constat n’est plus à faire sur ce sujet, tant les expertises sont nombreuses et convergentes : rapports Cahuc-Kramarz, Canivet, Camdessus, Beigbeder, Attali, Hagelsteen…
A la fin 2007, le gouvernement a entrepris de réformer la loi Galland, en instaurant le « triple net ». Il s’apprête aujourd’hui, dans le cadre de la Loi de modernisation de l’économie soumise au Parlement en avril 2008, à autoriser la négociabilité tarifaire et à assouplir les lois sur l’urbanisme commercial. Toutes ces mesures vont dans le bon sens, celui d’une concurrence restaurée dans la grande distribution, notamment en favorisant l’arrivée de nouveaux distributeurs (tels que le hard discount) et en incitant les producteurs à se faire concurrence par les prix.
Mais nous devons également nous tourner vers une troisième cause d’inflation, peu visible par nature mais qui ronge notre pays depuis des décennies : les ententes sur les prix entre concurrents, notamment dans la grande distribution. Plusieurs affaires récentes sont venues nous rappeler que ces pratiques se portent bien, y compris de la part d’opérateurs se vantant d’afficher des prix bas : affaire des jouets en décembre 2007, après celle des parfums en 2006, de la téléphonie mobile en 2005, etc.
Les cartels touchent tous les secteurs de notre économie, y compris les services (banque). Ces pratiques, toujours secrètes, prennent des formes variées : on fixe les prix ensemble ; on se répartit les clients en concluant une sorte de « pacte de non agression » ou un « Yalta des parts de marché » (pour reprendre l’expression d’un membre du cartel de la téléphonie mobile) ; on désigne à l’avance le vainqueur dans un appel d’offre tout en déposant des offres « bidon » (ou « offres de couverture ») pour laisser croire à une concurrence ; on se concerte pour boycotter l’arrivée d’un nouveau concurrent sur le marché ; on fixe ensemble des quotas de production, etc.
Quelle qu’en soit la forme, le but d’un cartel est toujours le même : faire monter artificiellement les prix. A défaut de supprimer ses concurrents, on supprime la concurrence.
Ces pratiques sont injustifiables économiquement et elles sont contraires à l’esprit de l’économie de marché. Elles ne génèrent aucune contrepartie positive pour les consommateurs mais conduisent à des augmentations de prix substantielles : de l’ordre de 20% en moyenne, sur une durée de vie de l’ordre de 6 à 7 ans… pour celles qui se font prendre.
Elles ne transfèrent pas seulement de la richesse des consommateurs aux entreprises mais, plus grave, elles conduisent certains consommateurs à renoncent à consommer.
Elles trahissent la logique de l’économie de marché, qui est fondée sur la conquête permanente de nouveaux clients, et notamment de ceux de son concurrent. En économie de marché, le client doit être roi et le concurrent l’adversaire naturel. Les cartels reposent sur un principe inversé, parfaitement résumé (malgré lui) par un membre du cartel de la lysine, dont la formule a connu un grand succès médiatique : « nos concurrents sont nos amis, nos clients nos ennemis ».
Face à un comportement aujourd’hui considéré comme un « cancer de l’économie » (Mario Monti), que doit-on faire ? Une seule chose : renforcer les sanctions.
Une sanction, quelle qu’elle soit, vise à dissuader les agents d’enfreindre la loi. Un agent rationnel ne commettra pas d’infraction, si son profit illicite reste inférieur à ce qu’il lui en coûtera en cas de sanction, tenant compte de la probabilité de détection. Pour qu’une sanction exerce un effet dissuasif il faut que son montant soit d’autant plus élevé que la probabilité de détection est faible.
Appliquons cette règle générale au cas des cartels, en faisant abstraction de la nature juridique des sanctions (amende, sanctions pénales, réparations). Concernant la probabilité de détection d’un cartel, peu d’études empiriques sont disponibles mais une probabilité de 15% constitue la borne supérieure la plus réaliste.
Cela revient à dire que les sanctions, pour être vraiment dissuasives, devraient atteindre au moins 6 fois le gain illicite ! Autant dire que l’on en est loin et que les amendes, dans le meilleur des cas, viennent confisquer le profit illicite mais sans aller au delà : la fonction dissuasive des sanctions est délaissée, au profit de sa seule fonction restitutive. Dans ces conditions, on ne sera pas étonné par les comportements de récidives de certaines entreprises, notamment au niveau communautaire.
Si l’on veut vraiment faire de la lutte contre les cartels une priorité, il faut s’en donner les moyens.
On ne peut que se réjouir, à la suite du rapport Attali, de la réforme institutionnelle annoncée, qui devrait consacrer la naissance d’une autorité antitrust aux pouvoirs renforcés, notamment dans l’articulation entre l’enquête et l’instruction.
A l’heure où la Commission Européenne insiste sur le rôle des actions civiles dans la pleine effectivité des règles de concurrence, la France pourrait aussi adopter une véritable procédure d’action de groupe, étendue aux pratiques anti-concurrentielles. En effet, les consommateurs victimes d’un cartel ne demandent jamais réparation : si le dommage global peut être considérable, celui causé à chaque consommateur reste trop faible pour qu’il engage une action individuelle à lui seul. Si l’on prend le cas de l’entente dans la téléphonie mobile entre 2000 et 2002, le dommage global a été estimé à plus d’un milliard d’euros, mais la perte pour chaque abonné se chiffre à quelques dizaines d’euros. Qui ira individuellement en justice pour si peu ? D’ailleurs, seulement 12000 plaintes ont été déposées dans le cadre de l’action conjointe engagée par une association de consommateurs … sur un parc d’abonnés qui avoisinait les 30 millions de clients à l’époque des faits.
L’action collective permettra de renforcer l’effet dissuasif de l’action publique, la crainte de réparations contribuant à accroître le coût pour une entreprise d’une violation des règles de concurrence.
A l’heure où la France s’engage sur la voie de la dépénalisation partielle du droit des affaires, il faut sans doute exclure de ce mouvement des pratiques aussi graves que les cartels. La pénalisation des pratiques anti-concurrentielles envoie en effet un signal fort à tous les managers qui seraient tentés par de tels agissements.
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