Le petit juge et la démocratie edit
Le discours du président de la République le 7 janvier dernier à la Cour de cassation ne saurait se limiter à une volonté de supprimer le juge d’instruction. Il invite plutôt à repenser une procédure pénale indigne d’une démocratie. Dans ces conditions, le véritable enjeu est celui de l'introduction d'une véritable culture démocratique dans un système pénal mal équilibré. Cette culture ne pourra pas à l'évidence s'imposer uniquement par de nouvelles lois puisque depuis 1958 la France a connu pas moins de 29 réformes de sa procédure pénale...
Né du code pénal napoléonien, véritable « colonne qui soutient notre droit criminel », le juge d’instruction a toujours été un homme seul, vulnérable, soumis aux pressions. Appelé le « petit juge », il attire la sympathie de la presse : c’est le « chevalier blanc », le « shérif », le justicier parti en croisade. Ce héros intrépide et solitaire est prêt à tout faire pour faire éclater la vérité quitte à s’opposer à une hiérarchie molle et servile. Mais cette légende s’est brisée à l’occasion des auditions parlementaires liées à l’affaire d’Outreau. Pour la première fois, sa compétence a été ouvertement mise en question : ses techniques de confrontation, sa recherche de l’aveu, son appel à la détention provisoire ; bref son rôle de directeur d’enquête est apparu très fragilisé par rapport à la police dont la pratique est plus professionnelle en raison de sa culture, de son organisation et de ses moyens.
Affaibli dans notre pays, il devient rare en Europe. Son rôle d’enquêteur et sa plus-value étant peu évidents, la plupart des pays européens ont supprimé ce juge (Allemagne, Italie) ou ont réduit son rôle. En France, on préfère complexifier sa tâche à l’extrême. Résultat : la durée moyenne de l’instruction a doublé en dix ans. Elle est passée de 11,6 mois en 1990 à 27 mois en 2000. Celle de la détention provisoire est multipliée par deux de 1984 à 2000. Elle est désormais de 14,7 mois ans pour les crimes auxquels s’ajoutent en moyenne 9 mois entre le moment où elle est renvoyée et celui où elle est jugée, soit 24 mois au total. On comprend mieux la diminution des affaires envoyées à l’instruction : on est passé de 43 671 affaires en 1996 à 35 143 en 2003, soit une baisse de presque 20%, ce qui représente environ 5% des affaires poursuivies.
Si la réforme est nécessaire, encore faut-il la traiter dans toutes ses dimensions. La transformation du juge d’instruction en un juge « de » l’instruction lui ôte toute responsabilité opérationnelle dans les enquêtes mais exige qu’il ait le pouvoir de faire respecter l’équilibre du procès. Ce qui implique de lui donner un statut constitutionnel avec des attributions capables de garantir cet équilibre. Si la durée de la détention provisoire reste identique, les abus resteront inévitables. Le transfert au parquet de la direction de l’enquête suppose, par ailleurs, une véritable autonomie des procureurs qui sont, plus que jamais aujourd’hui, liés au pouvoir exécutif. Comment eux qui restent nommés par le ministre de la Justice (après avis simple du Conseil supérieur de la magistrature) pourront-ils rester impartiaux en instruisant dans les affaires de corruption politique alors qu’ils peuvent recevoir des instructions écrites du ministre de la Justice ? Enfin, la volonté affichée de donner aux avocats toute leur place demeurera vaine si les moyens de l’aide légale ne sont pas renforcés et si l’accès au dossier ne leur est pas garanti dès la garde à vue. Dans un système plus contradictoire où sont face à face deux parties au procès, une rigoureuse égalité des armes est indispensable. Face à un Parquet puissant et disposant des services de police, que pourra faire un simple avocat de particulier ? Et quels moyens aura le juge de rétablir l’équilibre ?
À côté de son rôle procédural, la figure du juge d’instruction est liée à la place de la justice dans nos démocraties. Depuis plusieurs années, la magistrature cesse d’être un corps séparé de la société, imprégné d’une idéologie de neutralité technique. Elle devient active, réflexive et ouverte sur les débats de société. Grâce aux porte-parole que sont les syndicats ou les associations, elle est dotée d’organes de réflexion et de représentation collective. Loin d’être une administration au service de l’État, elle est dans tous les pays européens un véritable acteur collectif.
Dans ce contexte, en France surtout, le juge d’instruction est devenu une figure centrale de notre démocratie. N’a-t-il pas été le symbole d’une justice qui est passée d’un rôle d’instrument du pouvoir à celui de contrepouvoir indépendant ? Certains juges d’instruction ont écrit une page de l’émancipation judiciaire dans les années 1990 à l’occasion des affaires politico-financières. Si les élites politiques ont eu des comptes à rendre, si les affaires de corruption ont pu être instruites, c’est indéniablement grâce à eux. Appuyé sur une indépendance statutaire, leur détermination fut décisive dans la lutte contre la corruption politique en France et en Europe. Ils ont contribué à résoudre ce que le leader du Parti communiste italien Enrico Berlinger appelait « la question morale » de la démocratie. Depuis lors, certains magistrats font une carrière politique comme Antonio Di Pietro en Italie ou Eva Joly engagée aux côtés de François Bayrou au MoDem.
Cette audace à l’égard des gouvernants a ouvert un champ de tension entre les magistrats et la classe politique. Il est significatif que ce soit toujours le juge d’instruction qui est visé par les réformes alors qu’il n’a ni le pouvoir de mettre en détention, ni la maîtrise de sa saisine et qu’il est sous le contrôle des avocats et de la chambre d’instruction. Son indépendance est vécue comme dangereuse. Il suffit de songer à la ténébreuse affaire Clearstream qui a valu un procès disciplinaire au juge Van Ruymbeke sans déboucher sur une sanction. La mort annoncée du juge d’instruction ne suscite donc pas que des craintes purement corporatistes. Peut-on supprimer un tel symbole sans s’attaquer à la démocratie elle-même et à l’indépendance de la Justice ?
L’essentiel est d’introduire l’audience publique dès l’instruction en favorisant le débat contradictoire entre l’accusation et la défense. Pour y parvenir, il est indispensable que le juge de l’instruction ait une véritable stature d’arbitre afin de s’imposer face, par exemple, au refus du parquet de mener des investigations demandées par la défense ou le plaignant. Le parquet, nouveau directeur d’enquête, devrait être doté d’un statut d’autonomie ce qui suppose que le ministre de la justice soit lié par les avis du Conseil supérieur de la magistrature lors des nominations. Il faudrait aussi permettre à l’avocat d’avoir accès au dossier dès la garde à vue, moment déterminant pour la suite d’une affaire, comme le prévoient la plupart des pays européens. Enfin, les droits de la victime, grande oubliée du discours du président de la République, doivent être préservés. On imagine mal que la fin du juge d’instruction entraîne celle de la constitution de partie civile quand on connaît l’attente de vérité, de reconnaissance et de réparation des victimes.
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