Le principe de précaution étendu à la grève edit
À côté des grèves qui touchent des entreprises en difficulté et la mise en œuvre de plans sociaux – des grèves parfois très radicales dans la forme – se développe depuis le 29 janvier un mouvement de manifestations réunissant l’ensemble des organisations syndicales sur le thème de la défense de l’emploi et du pouvoir d’achat face à la crise économique que le monde connaît aujourd’hui. Pourtant, dans l’Union européenne les mobilisations massives que connaît aujourd’hui la France font souvent figure d’exception.
C’est vrai pour l’Europe du Nord où il faut surtout retenir l’existence en Grande-Bretagne, dans le secteur de l’énergie, de quelques grèves sans lendemain qui se sont déroulées en février dernier sur le thème de « l’emploi prioritaire pour les Britanniques ». Mais aussi dans une Europe du Sud beaucoup plus proche de la France sur le terrain des grandes mobilisations syndicales. En Espagne où la récession économique est très sévère et où le taux de chômage a doublé en dix-huit mois, seules quelques manifestations ont touché des villes comme Saragosse ou Barcelone en février et mars 2009 avec des participations bien inférieures – de 15 000 à 35 000 personnes – à celles connues en France. En Italie, la grève des fonctionnaires organisée par la CGIL le 18 mars fut un échec : 10% des salariés concernés. Et il a fallu attendre le 4 avril dernier pour que les rues de Rome s’emplissent de centaines de milliers de manifestants revendiquant de nouvelles mesures sociales face au plan anti-crise mis en œuvre par le gouvernement italien.
Dès lors, une question se pose. Pourquoi cette singularité française qui implique que la France soit souvent confrontée seule ou bien avant d’autres pays à des mouvements d’ampleur et notamment à des manifestations de rues massives, fréquentes et répétées ?
À l’évidence, cette question renvoie à un constat général bien connu. Contrairement à d’autres pays, le recours à l’action protestataire constitue souvent en France un préalable à la négociation. Les logiques de rapports de force immédiats l’emportent sur les démarches contractuelles. Dans ce contexte, un symbole fort existe, celui de la grève comme moyen de pression sur la négociation collective. La grève forme un dispositif symbolique fort non seulement parmi les militants mais aussi chez beaucoup de salariés. Et mettre en cause son efficacité conduit fréquemment au sein des syndicats comme des partis de gauche à une levée de boucliers et de condamnations justifiant au contraire son bien fondé et son caractère incontournable. Edmond Maire alors secrétaire général de la CFDT en a fait l’expérience – y compris dans son organisation – lorsqu’au milieu des années 1980 il évoqua la grève comme mythe du XIXe siècle, s’interrogeant sur son efficacité quant à la satisfaction des revendications dans un contexte de chômage accru.
Les raisons qui expliquent un tel constat relèvent de divers ordres. Elles se rattachent d’abord à des données historiques, culturelles voire politiques. Longtemps une culture révolutionnaire et radicale a traversé le syndicalisme français alors que dans beaucoup de pays européens, le syndicalisme adoptait une démarche purement réformiste et contractuelle notamment dans l’après-1945. Dans bien des périodes, cette posture radicale ne concerna pas la seule CGT alors fidèle au PCF, à la lutte de classes et à l’idéologie marxiste. Elle toucha des pans entiers du syndicalisme ou du mouvement d’action catholique – de FO à la CFDT de l’après-1968. Si depuis, les syndicats ont connu de fortes évolutions, la CGT ayant rompu avec le marxisme et ses implications dans l’action syndicale, cette tradition politique ou culturelle n’en a pas pour autant disparu. Elle est toujours présente sous la forme de « traces » plus ou moins importantes selon les lieux ou les circonstances et est prête à se réanimer avec force surtout dans un contexte de crise économique, sociale et financière étendue.
À cela s’ajoute la précarité du « dialogue social à la française ». Là encore, le fait est connu. La négociation collective est souvent marquée par des logiques et des pratiques de confrontation sociale qui se situent aux antipodes de la recherche d’un consensus minimal sur lequel s’édifient dans bien d’autres pays les compromis sociaux. Dans l’entreprise française, le dialogue social est en fait marqué par l’institution tardive de la représentation syndicale a contrario des pays anglo-saxons ou de ceux de l’Europe du Nord. La « section syndicale d’entreprise » n’est légalisée qu’en décembre 1968 et son institution sera rapidement confrontée aux premiers effets de la crise économique survenue dès le milieu des années 1970. Dans ce contexte, le nécessaire apprentissage organisationnel de la concertation et de la négociation entre partenaire sociaux n’a pu s’appuyer sur une expérience et une durée analogues et aussi importantes que celles de beaucoup d’autres pays capitalistes. D’où d’un côté, la reproduction d’idéologies syndicales souvent radicales et de l’autre la faible culture contractuelle qui a longtemps caractérisé le patronat français face à d’autres exemples étrangers. Par-delà l’entreprise, les négociations de branche ou interprofessionnelles se sont souvent appuyées sur la pratique d’accords minoritaires contestés par des organisations majoritaires. D’où le maintien et la reproduction de clivages importants au sein du syndicalisme – « réformistes vs radicaux » –, des clivages qui au niveau national expliquent la « mise en scène », la présence importante et la reproduction d’un syndicalisme très protestataire et très influent lors des périodes de fortes mobilisations.
À ces raisons historiques, culturelles et politiques, s’ajoutent d’autres raisons plus immédiates. Le paradoxe soulevé par certains théoriciens de la négociation collective et des relations professionnelles se vérifie souvent en France. Plus un syndicalisme est faible et plus sa propension aux mobilisations collectives débordant sur l’espace public est forte. Pour compenser une faible influence face à l’employeur, le syndicat en situation de faiblesse en appelle à la rue, à l’opinion publique et aux médias afin d’influer sur les pouvoirs publics et conduire ceux-ci à certaines pressions sur le monde patronal. Le récent exemple de Caterpillar, où Nicolas Sarkozy s’est engagé au maintien du site dans un contexte de conflit particulièrement dur impliquant une séquestration de cadres, est à cet égard révélateur. Par leur seule présence ou leur seul verbe, les syndicats français se heurtent souvent à de multiples difficultés pour influer sur le patronat ou se « faire entendre ». En d’autres termes, la faiblesse des syndicats les conduit à privilégier les mobilisations les plus visibles dont les manifestations de rue.
Cette façon de faire est d’autant plus vraie que le syndicalisme français use de la manifestation comme d’un dispositif d’influence sur les divers pouvoirs parce que celle-ci est souvent couronnée de succès surtout dans des contextes de crise économique et de mises en cause de certains avantages sociaux, et pour cause. En France, l’appel aux grandes manifestations protestataires est favorisé par l’état de l’opinion. Pour certains auteurs, la démocratie française est marquée par de lourds sentiments de défiance de la part de « ceux d’en bas » par rapport aux diverses élites dominantes. Concernant l’action syndicale, ce sentiment de défiance est d’autant plus important qu’il s’appuie sur une opinion publique très méfiante envers l’économie de marché, à la mondialisation, au capitalisme et au libéralisme, une opinion publique qui de ce point de vue tranche avec celles de beaucoup d’autres pays européens, anglo-saxons ou asiatiques.
Dans ces divers contextes, les mobilisations syndicales ne relèvent-t-elles pas pour l’essentiel d’une réaction face à des menaces réelles ou potentielles mais d’autant plus présentes que le contexte économique est en crise, cette réaction l’emportant souvent sur des stratégies plus contractuelles ? Et ce faisant, le conflit n’a-t-il pas pour fonction, une fonction préventive visant à compenser la faiblesse des syndicats tout en s’appuyant sur une opinion publique généralement méfiante face au « système économique et social » ? En 1986, Ulrich Beck évoquait la « société du risque », marquée par la puissance des dispositifs assurantiels privés et publics. Depuis, la notion de « principe de précaution », à l’origine réservée à l’expérimentation scientifique, s’est beaucoup étendue dans la société, s’appliquant à des domaines extrêmement divers (écologie, santé, consommation, sécurité publique…). Et si de façon prématurée dans le temps, les syndicats avaient – à leur manière – mis en œuvre par le fait même de leur protestation collective un principe de précaution particulier : un principe de précaution social par rapport auquel la manifestation ou les grandes mobilisations joueraient un rôle central ? La manifestation comme « principe de précaution social » ? À cet égard, des mouvements de « 1995 » aux manifestations syndicales de 2009, beaucoup d’exemples demeurent patents. Ici, la mobilisation agit comme une première réponse face à tel projet de réforme proposé par le gouvernement ou le patronat. Elle constitue une sorte de prévention pour influer le plus rapidement possible le débat public, pour « occuper le terrain ».
Dans ce cadre, le syndicalisme français se présente sous un visage particulier, un double visage à la Janus. D’un côté, il est un outil incontournable de progrès. L’histoire sociale le montre, il fut fréquemment à l’origine de très nombreux droits sociaux. Mais de l’autre, il se radicalise face aux risques, aux menaces potentielles ou objectives qu’impliquent à ses yeux tels changement ou projet de réformes. D’où un syndicalisme qui apparaît aussi comme un syndicalisme conservateur.
Progressiste et conservateur à la fois, tel est l’état quasiment dialectique du syndicalisme. Un état seulement actuel dans une France marquée par la crise et les menaces qu’elle comporte ? Assurément, non. Symbolisant le progrès, le syndicalisme des origines fut aussi rétif au travail des femmes, au machinisme, aux évolutions techniques, à la démocratie représentative voire à la législation sociale comme le montrent les débats que Jaurès eut avec les syndicalistes d’avant-1914.
Mais dès lors, ne s’agit-il pas d’un fait propre au syndicalisme français ? Là encore, assurément non. Dans beaucoup de pays, le syndicalisme est porteur des mêmes traits. Mais en France, à cause de la faiblesse des syndicats, de la défiance à l’égard du marché, de la méfiance quant aux élites, ces traits sont peut-être plus marqués, beaucoup plus marqués. Il n’existe pas ici une « exception française » mais une différence de degré plus que de nature.
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