Syndicats : combien de divisions ? edit
Depuis le rapport Hadas-Lebel et le vote du Conseil économique et social de novembre 2006, la question de la représentativité syndicale est posée avec plus de force. Il est prévu d'y répondre en termes législatifs en 2008, mais la démarche reste délicate. Le thème de la représentativité pâtit des divergences qui opposent les syndicats entre eux et certains syndicats au patronat. Pourtant, l'urgence d'une réforme en la matière s'impose plus que jamais aujourd'hui. Pourquoi ?
Tout d’abord parce que les organisations syndicales se sont vues conférer de nouvelles responsabilités normatives tant au niveau de l’entreprise, avec l’essor des accords à visées dérogatoires, qu’au niveau national. En effet, la loi de janvier 2007 renverse, dans une certaine mesure, l’ordre des priorités dans le domaine des réformes du droit du travail : en l’occurrence, la concertation ou la négociation entre partenaires sociaux peut constituer désormais une procédure préalable voire prioritaire.
Outre les nouvelles responsabilités normatives accordées aux syndicats et qui impliquent de nouvelles exigences en matière de représentativité et de signature d’accords collectifs, une autre raison joue en faveur d’un traitement rapide de la question : la représentativité syndicale est d’autant plus sujette à caution qu’elle renvoie non seulement à la syndicalisation dans les entreprises mais plus essentiellement aux rapports entre les syndicats et le monde du travail. Dans les faits, la question se pose à trois niveaux : au niveau quantitatif et juridique ; au niveau sociologique ; au niveau idéologique ou politique.
Au niveau juridique et quantitatif, le débat est bien connu. Le droit accorde aux syndicats dits représentatifs une représentativité légale et les prérogatives qui vont avec, alors que ceux-ci sont très minoritaires du point de vue des effectifs : 8%, un chiffre fort bas comparé à beaucoup de pays européens. Il existe ainsi un poids légal du syndicalisme très éloigné du poids réel des syndicats dans l’entreprise. L’argument est souvent repris voire rabâché dans les débats. Il est nécessaire mais insuffisant. En réalité, l’absence de représentativité des syndicats ne se limite pas au cadre légal, sauf à enfermer l’analyse dans les seuls cadres juridiques et institutionnels.
L’absence de représentativité des syndicats s’étend aussi au domaine de la sociologie. La sociologie des adhérents comme des permanents syndicaux s’éloigne de plus en plus de la sociologie du monde du travail. Dans les années 1970, Edmond Maire évoquait déjà le problème des rapports entre le syndicat et le monde du travail du point de vue sociologique. Pour lui, le cœur même du militantisme syndical restait constitué par une figure assez exclusive, celle d’un homme, ouvrier, exerçant dans la métallurgie et généralement âgé d’une quarantaine d’années. N’étaient alors nullement ou quasiment pas concernés les femmes de plus en plus nombreuses sur le marché du travail, les jeunes salariés, les immigrés eux aussi de plus en plus nombreux dans l’industrie.
Aujourd’hui, les dimensions du problème se sont en partie modifiées. À l’ouvrier de la métallurgie d’hier s’est substitué le fonctionnaire dont le poids au sein des syndicats est sur-représenté comparé à celui du salarié du « privé ». Mais un fait reste quasiment inchangé depuis l’époque des analyses d’Edmond Maire. Ce sont encore et toujours les catégories les plus exposées aux incertitudes du marché du travail et de l’économie qui sont les moins présentes dans le syndicalisme. Les femmes demeurent aussi peu représentées, à peine plus du tiers des syndiqués dont beaucoup de fonctionnaires et d’enseignantes d’ailleurs, alors qu’elles représentent la moitié des salariés. Les jeunes de moins de 25 ans restent généralement en marge des syndicats, à cause notamment de la précarité d’emplois. Et il en est de même des immigrés, des chômeurs voire des ouvriers aujourd’hui touchés par des phénomènes de désyndicalisation massive. D’où un problème de cohésion entre le monde sociologique des syndiqués et le monde réel du travail, notamment celui des plus exploités ou des plus précaires.
La représentativité des syndicats, renvoie enfin à un dernier problème. Face aux salariés, beaucoup de militants se pensent comme une sorte d’avant-garde dont la fonction est d’ailleurs aujourd’hui de plus en plus contestée . Il s’agit là de l’un des traits spécifiques du syndicalisme français et qui explique, à sa manière, sa propension à se situer souvent sur le terrain de la contestation voire de la radicalité. Certes, cette propension protestataire est due à de multiples facteurs : spécificité de l’histoire du syndicalisme français, rapports passés entre les syndicats français et le « politique », influence historique sur l’idéologie militante de certains principes du marxisme... De façon plus immédiate, on peut aussi penser que la radicalité du syndicalisme résulte encore des carences du dialogue social à « la française » qui s’affirment à divers niveaux.
Reste qu’entre les syndiqués et l’ensemble des salariés existe une vraie rupture du point de vue des représentations et des opinions politiques ou sociales. Ainsi, l’enquête ESS (European Social Survey), une enquête connue qui porte sur les pays de l’Union européenne, révèle trois aspects en l’occurrence importants. D’une part, c’est en France que les syndicalistes ont – comparés aux syndicalistes de tous les autres pays européens –, la plus forte propension à des pratiques contestataires (grèves, manifestations, actions illégales, pétitions). C’est aussi en France que les militants syndicaux sont les plus critiques à l’égard de l’économie de marché et du capitalisme. Enfin, et surtout, c’est en France que l’écart entre les opinions et les comportements des syndicalistes et ceux des salariés est le plus important et de loin comparé à la totalité des autres pays de l’Union.
Ainsi la représentativité des syndicats ne se pose pas seulement en termes d’effectifs ou de réglementations juridiques. Elle se pose aussi en termes de proximités concrète ou idéologique des syndicats et des salariés. D’où, plus que l’adhésion syndicale obligatoire, très impopulaire en France, l’importance du recours à l’élection professionnelle afin d’évaluer la représentativité des syndicats et de donner aux nouvelles responsabilités normatives qui les concernent, une légitimité réelle (plus que formelle).
Pourtant, dans les débats sur l’audience et la représentativité syndicale, on est parfois confronté à des pratiques d’évitement de questions importantes. Ainsi, l’une des questions qui n’est quasiment jamais évoquée est celle du chiffre-plancher, du pourcentage de voix, à partir duquel un syndicat doit être considéré comme représentatif. Ne faudrait-il pas ici fixer un seuil légal pour éviter un « flou » à venir qui pourrait être préjudiciable à un renouvellement du dialogue social ? Certains, rares il est vrai, évoquent le chiffre-plancher de 5 %. Si la représentativité des syndicats était fixée à un tel seuil, peu de choses changeraient comparé à la situation présente. Au sein de beaucoup d’entreprises ou de secteurs, on maintiendrait en l’état le paysage syndical actuel. D’où une sorte d’immobilisme qui n’irait pas sans rappeler les propos tenus dans le roman Le Guépard par le Prince Salina à l’arrivée de Garibaldi en Sicile : « il faut tout changer pour que rien ne change ».
Dès lors, faut-il être plus drastique et fixer le seuil de représentativité bien au-delà ? 10 % voire 12 % des inscrits afin de mieux assurer une représentativité qui doit être d’autant plus incontestable qu’elle renvoie à une responsabilité normative nouvelle et exige une légitimité beaucoup plus forte des accords collectifs qui en découlent ? 10 % à 12 %, ce qui aurait aussi pour mérite de favoriser de nouvelles coalitions entre certaines organisations notamment les plus faibles, et d’atténuer les effets les plus nocifs de la dispersion syndicale actuelle ? En fait, il faut ici des initiatives claires, nettes et exigeantes. À défaut de telles initiatives, la réforme de la représentativité risque de se cantonner à un leurre qui nuirait in fine à un dialogue social déjà fragile. On le voit, la question de la représentativité des partenaires sociaux ne se limite pas aux seuls grands principes de l’histoire, du droit, de l’opinion publique, des représentations idéologiques et politiques ou aux débats qui concernent de grandes institutions sociales. Elle renvoie aussi à des questions concrètes de seuils et de chiffres auxquelles il faut désormais répondre avec précision, le plus de précisions possibles.
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