Un parlementaire sur deux de trop en France ? edit
Dans le monde contemporain, le recours à la démocratie directe est relativement rare. La plupart des décisions publiques sont prises par un nombre restreint d’individus : les représentants. La question de leur nombre est cruciale. Peut-on concevoir des institutions avec un nombre optimal de parlementaires ?
Ce problème a été discuté il y a déjà longtemps. Par exemple, un des pères fondateurs de la Constitution américaine, James Madison, écrit dans un passage fameux des Federalist papers : « However small the Republic may be, the Representatives must be raised to a certain number, in order to guard against the cabals of a few ; and however large it may be, they must be divided to certain number, in order to guard against the confusion of a multitude. » (Federalist paper n°10).
Dans un article récent, nous établissons une « formule » qui permet de calculer le nombre optimal de représentants en fonction de la taille de la population et d’autres variables. Nous étudions comment cette formule s’ajuste aux données concernant les populations et les parlements sur un échantillon de plus de 100 pays. Encouragés par le fait que la théorie fournit un ajustement de bonne qualité, nous nous penchons ensuite sur les « points aberrants », c'est-à-dire les pays pour lesquels notre formule rend mal compte de la réalité. Nous avons ainsi pu montrer que l’excès de représentants, au sens de notre formule, est corrélé avec plus de réglementation économique, plus d’ingérence de la puissance publique dans le fonctionnement des marchés, et plus de corruption.
Un Parlement possédant trop peu de représentants n’est pas assez démocratique. Il conduit à un système politique potentiellement instable dans lequel des formes d’expression indésirables ou violentes risquent de se développer. Mais un excès de représentation engendre des coûts sociaux directs et indirects importants. Plus les représentants sont nombreux, plus ils votent de lois, interférent avec le fonctionnement des marchés, multiplient les réglementations et les opportunités de trafic d’influence et de corruption.
Notre théorie est essentiellement statistique. Les représentants du peuple, réunis au Parlement, sont vus comme un échantillon de la population, dotée de préférences potentiellement contradictoires. Ils forment une image réduite de la société dont la fonction essentielle est de se prononcer en lieu et place du peuple sur les décisions publiques. Cet échantillon se doit d’être représentatif si on veut éviter des erreurs dans l’appréciation des préférences de la population relativement aux projets publics. Simultanément, chaque représentant engendre des coûts directs et d’opportunité. Le nombre optimal de représentants devrait donc être tel que la valeur sociale d’un siège supplémentaire au Parlement, qui découle de la réduction des erreurs faites dans l’estimation des préférences inconnues des citoyens, est égale au coût social de ce siège supplémentaire.
Le calcul est compliqué par le fait qu’il faut s’assurer que les représentants ne manipulent pas leurs préférences à des fins stratégiques. En effet, nous ne supposons pas que les élus soient bienveillants. Sous ces hypothèses, le nombre optimal de représentants d’un pays est proportionnel à la racine carrée de sa population. Le facteur de proportionnalité décroît lorsque les coûts de représentation augmentent, et croît lorsque la dispersion (l’hétérogénéité) des préférences augmente.
A ce stade, il est bon de souligner que notre « théorie de la racine carrée » n’a pas de rapport avec la loi de Penrose de la représentation équitable, défendue par la Pologne et la Suède, au moment des débats concernant le traité de Nice et la constitution européenne. Cette « loi de Penrose » est une manière de résoudre la question du poids d’un pays dans une institution multinationale comme par exemple le Conseil des ministres de l’Union Européenne. Notre théorie donne tout simplement le nombre total de sièges d’une institution représentative nationale, en fonction de la population du pays.
Pour apprécier la validité de notre théorie, nous avons réalisé un certain nombre de tests à l’aide d’un échantillon de 111 pays pour l’année 1995. La formule qui s’ajuste le mieux aux données mondiales est celle où le nombre total de sièges au Parlement est proportionnel à la population du pays élevée à la puissance 0,4. Nous obtenons que le meilleur ajustement n’est donc pas la racine carrée, qui revient à élever la population à la puissance 0,5, mais une puissance un peu plus faible. La courbe ne s’ajuste pas exactement aux données du monde réel parce qu’il y a d’autres facteurs, qui affectent la proportionnalité entre le nombre de représentants et la racine carrée de la population, et qui ne sont pas observés par l’économètre. Cela dit, les différents tests de robustesse menés suggèrent que la précision de nos résultats est tout à fait satisfaisante.
Nous avons donc trouvé que le nombre de sièges au Parlement est donné par une courbe croissante, concave, « en forme de banane », et qui varie en fonction de la taille de la population. Si on prend le modèle N0,4 au sérieux, on trouve des pays de part et d’autre de cette courbe estimée, soit au dessus, soit en dessous, mais en général à faible distance de cette dernière. Ces pays sont en accord avec la théorie qui ne doit pas être prise au pied de la lettre. L’écart existant entre le nombre prédit et la réalité n’est pas suffisamment grand pour être significatif. En revanche il existe d’autres cas qui constituent des points aberrants. Ce sont des pays dont le nombre de représentants nationaux est anormalement bas, ou au contraire, anormalement élevé par rapport à la prédiction. On distingue ainsi 5 groupes.
Premièrement, les pays qui ont un nombre anormalement élevé de représentants : la France, l’Italie et l’Espagne. Avec 898 sièges dans l’ensemble regroupant Assemblée Nationale et Sénat (en 1995), la France a plus de représentants que les Etats-Unis (en additionnant ici encore le Sénat et la Chambre des Représentants) ! D’après nos calculs le nombre optimal de représentants français est 545 ; il y aurait donc 350 représentants de trop : c’est à peine plus que la taille du Sénat (qui devrait compter 346 membres en 2010). Cela donne un relief particulier à la loi de juillet 2003 qui a accru le nombre des sénateurs. Par ailleurs, le nombre optimal pour l’Italie est 570, mais nos voisins ont en fait 945 représentants.
En deuxième lieu, on trouve un groupe de pays avec un peu trop de sièges au Parlement. Ce deuxième groupe comprend la Grèce, la Suisse, l’Irlande et le Royaume-Uni (mais à condition de ne pas compter les Lords dans le cas de ce dernier pays, sinon on trouverait qu’Albion est un point aberrant). Au centre, il y a le groupe des bons élèves, qui sont très près de la courbe en banane ; ce groupe comprend certains des « poids lourds » mondiaux : Canada, Allemagne, Finlande, Inde, Japon, Portugal, Russie et Suède.
Ensuite, nous trouvons le groupe des pays qui ont trop peu de représentants : Autriche, Australie, Belgique, Danemark et Norvège. Nous laissons au lecteur le soin d’apprécier si ces pays ont autre chose en commun. Enfin, il existe un groupe où la représentation nationale est anormalement basse : Israël, la Nouvelle-Zélande, les Pays-Bas et enfin et surtout, les Etats-Unis.
Les nations de ce dernier groupe ont un taux de représentation qui est d’environ 65% de leur taux optimal. Les Etats-Unis ont 535 représentants et sénateurs, alors que notre modèle prédit qu’ils devraient en avoir un total de 807. On ne peut guère jouer sur le nombre de sénateurs à moins de remettre en cause le principe d’égalité de représentation des petits et grands états. Il faudrait donc augmenter substantiellement la taille de la chambre des représentants.
Puisque certains pays semblent avoir trop, et d’autre pas assez, de représentants, il est légitime de se demander quelles sont les conséquences d’un nombre inadéquat de parlementaires (c'est-à-dire un nombre qui s’écarte de manière significative de la norme mondiale N0,4 que nous avons mise en lumière) ? Notre étude montre que l’excès de représentants dans un pays est significativement corrélé avec une mesure des coûts directs pour établir une nouvelle entreprise, avec plus d’intervention étatique (avec un indice mesurant en quoi l’intervention publique freine le développement économique), et avec une plus grande perception de la corruption (mesurée par l’indice de corruption de Transparency International).
Nous ne connaissons pas de théorie qui pourrait expliquer ces différentes corrélations. Cependant nous suggérons un simple impact mécanique de la quantité des élus. Plus ils sont nombreux, plus ils travaillent, et plus leur production de normes est importante. Ces nouvelles règles tendent à créer des interférences, pas toujours heureuses ni cohérentes, avec le fonctionnement des marchés. En particulier ces règles peuvent être motivées par le désir de servir les intérêts de divers groupes de pression, en général en atténuant pour ces groupes la rigueur de la concurrence. Mais du même coup, ces règles créent diverses tentations et occasions pour des activités d’influence, de favoritisme, voire de pots-de-vin.
Au delà de ces coûts indirects, il y a le problème du financement des assemblées et de leur coût direct que l’on ne peut négliger. La représentation nationale coûte très cher aux citoyens-contribuables ; son caractère sacré n’interdit pas de réfléchir à « l’économie des parlements ».
Un représentant des Etats-Unis coûte ainsi en moyenne 8 millions de dollars en 2006, soit 210 fois le PNB américain par tête. En Australie, en comparaison, le représentant fédéral coûte 100 fois le PNB par tête Australien. Cette différence du simple au double s’explique sans doute par le fait qu’en Australie, les salaires des députés sont fixés par une juridiction indépendante, alors que les élus américains votent leurs propres salaires et augmentations.
Peut-on tirer de ces diverses considérations des conclusions relatives aux institutions politiques françaises ? En particulier, en admettant qu’on veuille réduire de 350 le nombre de nos parlementaires, il est possible d’envisager une réduction, proportionnelle ou non, de la taille des deux chambres. Il est aussi possible de conclure que l’excédent de représentants français mis en évidence par notre étude pourrait être résorbé en supprimant tout simplement le Sénat. Les ennemis et les projets de réforme de la seconde chambre qui se sont succédé au cours du temps, sont en effet nombreux. Ainsi Victor Hugo a-t-il écrit en 1848 : « Défense de déposer un Sénat le long de la Constitution !», pour finalement devenir sénateur en 1876. Georges Clemenceau était dans son jeune temps un farouche adversaire du Sénat, ce qui lui a sans doute coûté de n’arriver au pouvoir qu’après l’âge de 65 ans. Le président de la République de l’époque, Jules Grévy, ne voulait pas de lui comme chef du gouvernement : « je n’irai pas à Clemenceau » a-t-il dit « il a un programme impossible : impôt progressif sur le revenu, séparation de l’Eglise et de l’Etat, pas de Sénat ! ». L’histoire a donné raison au « tombeur de ministères », de son vivant, sur les deux premiers points, pas sur le troisième. Et en 1902, Clemenceau a lui aussi été élu sénateur ! En 1969, le général de Gaulle a mis fin à sa carrière après l’échec d’un référendum proposant une réforme du Sénat.
Les ennemis et les projets de réforme de la seconde chambre sont toujours bien vivants. Notre étude du nombre optimal de représentants d’un pays démocratique, vient à l’appui, sinon d’une suppression pure et simple du Sénat français, au moins d’une réforme en profondeur. Quelle que soit la solution adoptée, il est probable qu’une réforme aussi importante du nombre et de la distribution des sièges entre les assemblées ne puisse se faire que par referendum, avec tous les risques politiques que cela comporte.
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