Déconcentrer l'Etat edit
L'Etat ne dispose plus de la réactivité nécessaire face aux nouvelles technologies, à la mondialisation, à l'instantanéité de l’information et à la puissance des médias. Comment faire pour le moderniser ? Il faut le découper. Non pas en le décentralisant, c'est-à-dire en transférant le pouvoir des élus nationaux vers des élus locaux, mais en déconcentrant, c’est-à-dire en responsabilisant les chefs de services et de directions locales dans la mise en œuvre des orientations décidées par les ministres.
On n’ira pas jusqu’à proposer la révolution qu’a réalisée la Suède. Là-bas, toutes les administrations (y compris la Défense) sont devenues des agences dont les dirigeants, nommés par le gouvernement pour des durées déterminées, disposent d’une très grande autonomie de gestion. Les ministres fixent les orientations des agences sans avoir le droit de se mêler de leur gestion. La France n’est pas la Suède. Mais cette expérience administre la preuve que certains des principes qui bloquent l’évolution de notre administration ne sont pas intangibles.
Sous le gouvernement Jospin, majorité et opposition se sont entendues pour construire un projet de réforme budgétaire : la « Loi organique relative aux lois de finances » (LOLF), votée en 2001, pouvait constituer une révolution. L’objectif des parlementaires était en effet de se donner les moyens d’évaluer les projets de recettes et de dépenses présentés par le gouvernement, en s’appuyant sur une comptabilité analytique et des comptes par projet. Ils ne se contenteraient plus de donner leur assentiment à des documents budgétaires classiques avec leurs services votés intouchables et les mesures nouvelles classées d’une façon administrative. Les directeurs d’administration centrale, par exemple, deviennent des responsables de programmes identifiés et accompagnés d’indicateurs d’objectifs. Les services de l’Etat ont dû, pour se conformer à la loi, faire des efforts considérables, qui sont loin d’être achevés. Pourtant, les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances car, malgré son ambition, la réforme ne va pas assez loin.
Quand on parle de déconcentration, on ne s’attache pas seulement à la relation entre le centre (Paris) et la périphérie (les territoires). On parle aussi du fonctionnement hiérarchique de l’administration centrale. Les ministres sont les chefs directs de leurs administrations. Cette règle introduit un obstacle aux réformes administratives. Malgré leur bonne volonté, les ministres nouvellement nommés comprennent vite que la gestion de leurs administrations constitue un travail à plein temps, une occasion quotidienne de conflits, une perte de temps par rapport à ce qui est leur rôle et leur vocation : faire de la politique. En outre, leur présence dans un ministère est en général trop courte pour conduire une réforme en profondeur. Il faut donc impérativement que les départements ministériels aient comme dans la plupart des pays démocratiques un vrai patron, fonctionnaire dégagé des responsabilités purement politiques. Des « secrétaires généraux » ont été nommés récemment dans la plupart des ministères, mais ils sont loin d’avoir les pouvoirs qu’il conviendrait de leur donner.
Enfin, si les directeurs d’administration se voient confier de vraies responsabilités de management, il conviendrait que le système des dépouilles, c’est-à-dire du changement des dirigeants des administrations avec les alternances politiques cesse de s’appliquer en France. Il entretient la confusion entre les responsabilités politiques et administratives – surtout lorsque l’on constate que les grands postes de l’administration sont systématiquement attribués à des collaborateurs des cabinets ministériels.
Reste la question évidemment délicate du statut des fonctionnaires. Ce statut fait des agents de l’Etat des salariés différents : leur vie professionnelle n’est pas régie par un contrat de travail. Le Code du travail ne s’applique pas à eux. Les conditions de travail, de rémunération, de déroulement de carrière, de protection sociale sont décidées par les pouvoirs publics, sans contrat de travail individuel ni convention collective. Les décisions qui les concernent sont prises par l’Etat seul, un employeur qui n’est tenu à aucune négociation ni à aucune signature (même s’il s’y prête parfois). Inventé pour protéger les fonctionnaires des risques d’ingérence politique ou de concussion, le statut a un côté protecteur qui n’échappe à personne puisque les fonctionnaires disposent en échange une sécurité de l’emploi que les salariés du privé leur envient et que leurs supérieurs hiérarchiques regrettent souvent car ils y voient une absence de possibilité de sanction.
En soi, le statut n’empêche nullement de gérer les personnels de l’Etat de façon déconcentrée, c’est-à-dire de donner à des chefs de service d’Administration centrale ou à des directeurs d’unités déconcentrées une capacité de « manager » leurs agents, sous réserve du respect des principes d’accès à la fonction publique par examens et concours. Les multiples décisions et les usages accumulés depuis 60 ans peuvent être revus, dans le sens d’une responsabilisation de la hiérarchie de proximité sans remettre en cause le statut. Il faut en revanche revoir de nombreuses dispositions prises depuis plus d’un demi-siècle.
La plupart des syndicats de la fonction publique se dressent avec énergie contre toute tentative de déconcentrer la gestion des ressources humaines. Il ne saurait donc être question de légiférer ou de décréter brutalement sur un sujet aussi difficile. Il faut convaincre et construire un projet dont les intéressés verront bien qu’ils ont tout à y gagner, en termes de qualité du service public, mais aussi en termes de déroulement de carrière, d’intérêt du métier, de qualité de la vie professionnelle. Pour y parvenir, il ne peut suffire d’y aller en douceur. Il faut au contraire affirmer haut et fort la volonté du gouvernement de réaliser cette réorganisation des administrations dans le sens d’une forte responsabilisation des échelons déconcentrés, à l’intérieur des administrations centrales comme dans les régions.
Le premier acte pourrait être la désignation d’un ministre de la Réforme de l’Etat, situé à un niveau beaucoup plus élevé qu’aujourd’hui dans la hiérarchie ministérielle et auquel seraient rattachés les ministères du Budget et de la Fonction publique. Il recevrait ainsi une feuille de route ambitieuse.
Si la gestion des personnels et le management nous semblent essentiels, c’est parce que c’est à ce niveau que se situent les obstacles les plus difficiles à surmonter. Mais il y a naturellement d’autres problèmes. Les procédures budgétaires et la déconcentration de la construction et de la réalisation du budget sont à l’évidence à revoir. Mais dans ce domaine un pas a été franchi. La Loi organique de 2001 a ouvert des voies et des principes qui doivent être franchement et activement appliqués. Les expériences engagées par exemple pour réorganiser les services déconcentrés de l’Etat n’ont pas à être renouvelées mais examinées : on n’en a pas tiré toutes les conséquences.
En confiant aux cadres de l’administration de véritables responsabilités et une réelle souplesse de gestion, on redonnera à l’Etat ses lettres de noblesse et on développera un service public efficace, proche du terrain, avec un meilleur rapport coût-qualité rendant plus effectif le slogan « non pas moins d’Etat, mais mieux d’Etat ».
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