Une conférence des revenus est-elle utile ? edit
Voici revenue, comme à chaque élection, l’idée d’une conférence des revenus. On parle d’un nouveau « Grenelle », en référence aux accords des 25 et 26 mai 1968 dont l’objectif était de mettre fin à une situation quasi-insurrectionnelle. Ce scénario fait-il encore sens ?
En réalité quand on parle d’un nouveau Grenelle il ne s’agit plus de cela. Il s’agit de mettre autour du tapis vert les partenaires sociaux – Etat, patronat, syndicats – pour penser un nouvel équilibre économique et social sur la base d’un constat partagé.
Malheureusement toutes les conférences de ce type ont échoué depuis 1968 et cela pour plusieurs raisons. La première est que les responsables patronaux, syndicaux et gouvernementaux n’ont aucune illusion sur l’efficacité d’un tel débat au sommet. Ils y voient une occasion de communiquer, de s’exprimer publiquement, de répondre aux sollicitations des medias. Ce qui se dit à l’intérieur de la salle ne compte pas ou peu. Le vrai tournage commence sur le perron.
C’est pourquoi de telles conférences ne sont utiles que si elles sont préparées. Ainsi les grands rendez-vous internationaux n’aboutissent à des décisions que parce que les services les ont, des mois durant, préparés : ce qui aboutit dans les dossiers des chefs d’Etat ou de ministres est déjà négocié. Pour les mêmes raisons, une conférence au sommet des partenaires sociaux ne servira à rien si tout n’est pas déjà écrit et négocié par leurs collaborateurs.
Mettre les partenaires sociaux autour d’une table n’a d’utilité et d’effet que s’ils veulent se parler, s’ils entendent négocier, s’ils savent à quel type de décision commune ils souhaitent parvenir. L’Etat ne peut forcer au dialogue des partenaires qui n’y sont pas prêts. Il doit partir de ce qui existe, de ce qui se discute aujourd’hui et, si c’est possible, donner le coup de pouce qui permettra de déboucher sur un accord.
Il ne peut y avoir d’utilité à une conférence nationale que si l’on est capable de s’entendre sur un diagnostic. Sans diagnostic commun, il ne peut y avoir de solution agréée par tous. Un sommet où se croisent tous les partenaires ne peut être un lieu de négociations ; c’est un lieu de mise en commun, de synthèse, de positions antérieures patiemment rapprochées.
Dans le domaine des revenus, que peut l’Etat et que peuvent faire les organisations patronales et syndicales au niveau interprofessionnel ? Les outils traditionnels qui permettaient dans les années 1970 de conduire des politiques de revenus ont disparu. Les rémunérations sont de plus en plus individualisés, liées aux performances individuelles : les grilles de classification jouent un rôle plus faible, l’ancienneté joue moins que le choix, les augmentations générales disparaissent au profit des augmentations individuelles, les conventions collectives ont perdu leur place dans la fixation des salaires. Les recommandations de l’Etat sont naturellement ignorées, d’autant que les entreprises publiques, qui autrefois donnaient le « la », sont de moins en moins nombreuses.
La boîte à outils de l’Etat ne comprend plus que le SMIC – dont la croissance est largement contrainte par son indexation.
L’Etat, impuissant sur la fixation des revenus primaires, peut prendre sa revanche par la redistribution. Qu’il s’agisse des cotisations sociales et de la CSG d’un côté ou des prestations de toutes sortes de l’autre, il a évidemment la main parce qu’il fixe la loi et gère de droit ou de fait les régimes de sécurité sociale et d’indemnisation.
Malheureusement, les vingt dernières années ont vu les pouvoirs publics jouer de façon irresponsable avec ces leviers. On multiplie les exonérations de cotisations sociales et les subventions à l’emploi, au gré des priorités politiques du jour. On manipule prestations et cotisations sans vue d’ensemble, pour boucher des trous financiers, répondre à des revendications bruyantes et créer des incitations supposées. On connaît le résultat : les comptes sociaux continuent de déraper ; les prestations, qu’il s’agisse de la retraite, de la maladie ou de revenus de remplacement, constituent un puzzle incohérent.
L’un des objets d’une conférence des revenus pourrait être de mettre tout cela à plat : dépenses et recettes des régimes sociaux, taux, exonérations, incitations… Une mise à plat, c'est-à-dire un diagnostic. Les outils existent, outils statistiques et rapports techniques, mais aussi travaux des instances spécialisées comme le Haut Conseil pour l’Assurance maladie, le Conseil d’orientation des retraites ou le Haut Conseil pour l’emploi. Reste à rassembler tout cela et à faire un diagnostic global.
Est-ce possible ? Plusieurs conditions doivent être remplies. D’abord accepter de prendre du temps : plusieurs mois pour parvenir à un diagnostic commun apte à déboucher sur une politique. Ensuite se mettre d’entrée de jeu d’accord sur la méthode. Une « pré conférence », rapidement réunie après la mise en place d’un nouveau gouvernement, s’entendrait sur les grands objectifs, la méthode et le calendrier.
Troisième condition : non seulement un travail de préparation par les services de l’Etat, des syndicats et du patronat, mais la mise en mouvement des nombreux corps intermédiaires moins officiels susceptibles d’apporter des éclairages supplémentaires.
Enfin, le gouvernement ne peut se contenter d’un rôle de médiateur. Il est l’acteur central et doit donc, dès le départ, être transparent sur ses objectifs.
Dans ces conditions, une conférence des revenus peut être utile. Il importe que les trois parties s’entendent sur le diagnostic, expriment des vœux convergents si cela est possible sur les revenus primaires – mais ce ne seront que des vœux –, et surtout qu’ils s’entendent sur une stratégie enfin claire et cohérentes sur l’ensemble des redistributions de revenus, tant pour les recettes que des dépenses, tant du côté des réductions des inégalités que des incitations à l’emploi, tant du côté de la solidarité que de celui de la compétitivité. Dans ces conditions et dans ces conditions seulement une conférence des revenus pourrait faire sens.
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