Deux cartes pour regarder le pays au fond des yeux edit

10 décembre 2020

Qu’est-ce que « la France » ? De quel type d’espaces habités parle-t-on lorsqu’on invoque le pays au nom de la vérité de ses « territoires », ce terme quasi magique revenu 22 fois dans la Déclaration de politique générale de M. Jean Castex, Premier ministre, à l’Assemblée nationale le 15 juillet dernier ? Territoires urbains, territoires ruraux, territoires intermédiaires ? Et dans quelles proportions de la population totale ? La question est d’importance en ce qu’elle conditionne la définition des politiques publiques et leur indispensable territorialisation. Or, ces tout derniers jours, deux cartes officielles viennent apporter des réponses contradictoires à cette question.

La première, publiée le 21 octobre 2020 par l’INSEE, lance le nouveau zonage en « aires d’attraction des villes », qui va désormais remplacer le zonage des aires urbaines (ZAU), en service depuis 1994. Selon ce zonage, 93% la population vit dans l’une des 699 aires d’attraction des villes. Le chiffre était de 96% avec le zonage des communes sous influence urbaine. Autrement dit, la France est toujours une société urbaine (au cas où l’on en douterait).

Carte 1. France urbaine (aires d’attraction des villes selon le nombre d’habitants en 2017, INSEE, Focus n°211, 21/10/2020)

La seconde, publiée le 14 novembre 2020 par le Comité interministériel aux ruralités, reprend un autre zonage produit par l’INSEE en 2015 et basé sur les densités démographiques[1]. Les communes peu et très peu denses déterminent désormais un nouveau « zonage rural », interministériellement adopté : la France est un grand pays rural, pour ceux qui l’auraient oublié. Le tour de passe-passe consiste à considérer comme rurale la faible densité, puis à en tirer un zonage gouvernemental auquel les communes sous l’influence urbaine vont pouvoir se référer, pour obtenir des soutiens spécifiques.

Carte 2. France rurale (zonage adopté par le gouvernement le 14/11/2020)

Sur la base de la première carte, ce sont des systèmes de villes et de campagnes, liées les unes et les autres au sein de vastes aires d’attractivité, qui sont le cadre de l’action publique. Avec la seconde, la ruralité reprend ses droits autonomes, dont celui de s’adresser en tant que telle à l’Etat pour bénéficier de politiques publiques qui lui soient propres.

Une société urbaine, mais dans un grand pays rural ? N’est-ce pas le résumé d’un certain malaise des représentations qu’ont les contemporains des territoires qu’ils habitent, voire d’une bataille entre ceux qui se proposent de les représenter ? Tous urbains versus tous ruraux : laquelle de ces deux images est la bonne ? Les deux à la fois, mais alors qu’est-ce qui doit nous gouverner, et dans quel cadre admis par tous ?

Voilà près de soixante ans que des géographes, des sociologues, des économistes, des démographes, et beaucoup d’autres analystes et experts avec eux, tentent d’expliquer que la société française, comme toutes les sociétés contemporaines, ne rentre plus dans les cases définies au cours du XIXe siècle et politiquement investies avec toute la vigueur que l’on sait : urbains versus ruraux, dos à dos, avec un parlement qui représente d’une part les populations (l’Assemblée nationale), d’autre part les territoires (le Sénat). Une opposition dont on peut mesurer toute l’étendue des dégâts sur la démocratie, jour après jour à l’occasion des élections américaines[2].

Il y a de quoi douter de l’utilité des rappels qui suivent : de larges fractions des territoires et de leur population (environ les 2/5es des communes, un peu plus du tiers de la population de la France) ne sont plus ni tout à fait urbaines, ni tout à fait rurales, mais une sorte de mixte qu’on a pris l’habitude peu heureuse de qualifier de périurbaines depuis les années 1970. Il s’y combine (s’y hybride ?) des modes de vie urbain et des contextes campagnards, sinon à proprement parler ruraux. Par ailleurs, les Français ne se cantonnent plus à la ruralité, ou la grande ville, ou à tout autre lieu de leur naissance, mais habitent successivement villes et campagnes, au fil de trajectoires résidentielles plus ou moins choisies, selon les moyens, certes inégaux, de chacun. Ils ont, globalement, la chance de vivre dans un pays dont les écarts de densité vont de moins de 10 (nombreux cantons de montagne) à plus de 40 000 habitants au km2 (Paris 11e) et ils ne se privent pas de déployer, dès qu’ils le peuvent et tout au long de leur vie, une sorte de « stratégie de la densité ». Celle-ci consiste à rechercher l’environnement du quotidien qui correspond le mieux à leurs besoins et attentes, selon le moment de leur vie et les besoins du ménage. L’année des confinements l’a confirmé. Ce sont ces systèmes de territoires combinant l’urbain et le rural qu’il s’agit de gouverner.

Qu’est-ce qui peut permettre aux contemporains de se représenter (par la catégorie de référence, l’image, la carte) leur condition contemporaine d’habitants des territoires ? Un grand zonage rural ? Il fait bondir la part de la population rurale à 35% de la population totale, alors qu’elle est depuis deux générations d’un peu moins de 20 %, selon le définition apprise à l’école (communes de moins de 2000 habitants agglomérés), et même de 4% selon le ZAU. Miracle de la cartographie et de la taxonomie (la science du classement des espèces vivantes), voilà la ruralité qui retrouve tout le poids qui était le sien du temps de la IIIe République, bien assise sur 90 % des communes, qualifiées donc de « rurales » du fait de leur densité. Il suffit maintenant de convaincre les Français qu’ils sont au fond d’eux-mêmes encore et toujours des ruraux ou aspirent à l’être, et voilà un nouvel horizon rassembleur, autrement dit un nouvel horizon politique, qui s’offre à tous ceux qui se revendiquent comme dépositaires de la ruralité. L’Association des Maires ruraux de France a été constituée à cet effet au cours des années 1990. Elle a longtemps vivoté, mais la tournée présidentielle auprès des « petits maires » consécutive au mouvement des Gilets jaunes, a été sa seconde naissance.

L’autre représentation disponible est celle de vastes systèmes territoriaux qui agrègent villes et campagnes au sein de bassins d’emploi et de mobilité quotidienne. Les aires urbaines des années 1990-2000 ont largement guidées les politiques de recomposition territoriale et la prise de conscience progressive des interdépendances qui travaillent partout l’urbain et le rural. La carte des aires urbaines et des territoires vécus était affichée partout dans les administrations et les collectivités territoriales, lorsqu’il s’est agi de réformer les intercommunalités et promouvoir la planification territoriale via les Schémas de cohérence territoriale (héritiers des Schémas directeurs et des SDAU). En voici donc une nouvelle mouture avec les « aires d’attraction des villes ». En apparence, peu de changement dans les aires en question, mais le diable est dans les détails, et deux changements importants viennent malencontreusement affaiblir la représentation proposée.

Le premier est dans le principe statistique de détermination des aires. Avec les aires urbaines, on agrégeait toutes les communes dont au moins 40% des actifs allaient travailler chaque jour dans le pôle de l’aire urbaine, ou dans un autre pôle lui-même dépendant du premier : principe de multipolarité réaliste, compte tenu de la configuration de toutes les grandes aires urbaines qui se déploient en appui sur des pôles périphériques. Désormais avec les aires d’attraction des villes, on ne retient que les flux liés à l’unique pôle central. Du coup, pour ne pas restreindre spectaculairement la dimension des aires en question, le seuil minimal des déplacements domicile-travail en direction du pôle, seuil au-delà duquel une commune est considérée comme sous influence de la ville est abaissé à 15% de ses actifs. Mais qui va encore pouvoir affirmer l’importance d’une aire d’attractivité définie par un seuil aussi faible ?

Le second changement est la suppression de la catégorie de communes qui connaissaient depuis vingt ans la plus forte croissance démographique : les communes multipolarisées. Il s’agissait des communes dont plus de 40% des actifs partaient chaque matin travailler dans plusieurs pôles et non un seul. Elles dessinaient une vaste « résille » interterritoriale entre toutes les aires urbaines, et montraient bien la mise en système des territoires par la mobilité, les positions de centration (l’expression est du sociologue belge Jean Rémy) complémentaires de celles de centralité. On ne les verra plus, la ruralité a repris ses droits.

Tout cela peut sembler un peu trop technique, spécieux, voire dérisoire, compte tenu de ce que le pays est en train de vivre. Urbains, ruraux, qu’importe au fond ? Mais tout de même : y a-t-il 7%, 20% ou 35% de ruraux en France en 2020 ? Et n’est-il pas temps de revisiter les catégories, plutôt que de bricoler les pourcentages ? Ce qui se passe aux États-Unis devrait conduire à ouvrir grand les yeux sur le sens de ce retour de ruralité dans la France contemporaine. Un pays qui ne construit plus l’accord pour dire ce qu’il habite et comment il l’habite est politiquement en grand danger.

Or, aujourd’hui en France, les désaccords sur ce plan aussi sont croissants et profonds. Le mouvement des Gilets jaunes en a été une expression tonitruante. Sa géographie fut loin de dessiner la « France périphérique », figure médiatique qui perpétue la vision binaire du pays[3]. La négation des réalités géographiques, celles de la structuration par les villes en l’occurrence, et le sécessionnisme territorial qui s’en suit, n’ont jamais été aussi virulents. La pandémie touche en priorité les grandes concentrations démographiques ? Haro sur les métropoles et vive la ruralité ! Hélas, la deuxième vague disperse le virus partout dans les campagnes comme il se doit pour une société mobile ? Peu importe au fond : la démagogie territoriale est un marché politique rentable et tant pis si les positions idéologiques à investir font tourner le dos à la France telle qu’elle s’habite.

Les cartes ont toujours été les armes de la géopolitique. Leur faire dire ce qu’on estime stratégiquement désirable n’est pas scandaleux en soi : elles sont un langage, au service d’une intention. Il est amusant de voir l’INSEE en servir deux opposées. Il est plus inquiétant de constater qu’une fraction croissante du pays se regarde lui-même avec les lunettes d’antan.

 

[1] Christel Aliaga, Pascal Eusebio, David Levy, « Une nouvelle approche sur les espaces à faible et forte densité », La France et ses territoires, INSEE, Références, 2015

[2] Karim Bouïeb, “Land Doesn’t Vote, People Do!”.

[3] Aurélien Delpirou, « La couleur des Gilets jaunes », La Vie des Idées, 23 novembre 2018..

Daniel Béhar, Aurélien Delpirou, « Refuser la vision caricaturale d’une France coupée en deux », Le Monde, 3 décembre 2018.