La controverse du ZAN edit
« Une bombe sociale à retardement » (Radio France, le 25 avril 2023), « la ruralité mise sous cloche » (le président de l’association des maires ruraux de France, le 12 décembre 2023), « un urbanisme de tableur Excel promu par l’Etat » (un chercheur, Éric Charmes, dans Le Courrier des Maires, le 17 avril 2023), « Zan et réindustrialisation : l’équation impossible » (La Tribune, le 3 avril 2023), « pas encore arrivé et déjà coupable de tout » (Sylvain Grisot, urbaniste, dans La Lettre du Cadre Territorial, le 9 janvier 2023)…
Le ZAN (zéro artificialisation nette), politique dite de sobriété foncière édictée par la loi Climat et Résilience du 22 août 2021[1], suscite l’émotion et avec elle des centaines d’expressions médiatiques plus ou moins inquiètes ou dénonciatrices.
Bientôt deux ans après son adoption par le Parlement, on débat encore sinon de sa nécessité du moins de son applicabilité, mise en doute par le Sénat et l’Association des Maires de France. Bourvil aurait pu s’exclamer : « le ZAN non, la sobriété foncière oui ! », pour résumer cette fronde des territoires qui s’insurgent contre une loi encore et toujours venue de Paris, cette capitale qui les méconnaîtrait tant.
Un débat ancien
Voici au moins cinquante ans qu’un certain nombre d’observateurs et responsables de tout bord, et pas seulement en France, interroge la soutenabilité de l’étalement urbain et de sa consommation foncière. Dès 1971, un scénario prospectif de la défunte DATAR, le célèbre « Scénario de l’inacceptable », en faisait la toile de fond d’une France qu’il ne fallait surtout pas laisser advenir : celle d’aujourd’hui. À la fin de la même décennie, Edgar Pisani qui fut successivement ministre de l’agriculture puis ministre de l’équipement – et qui savait donc de quoi il parlait pour y avoir contribué pour ainsi dire par les deux bouts de la chaîne – écrivait à propos de la question foncière : « Tout le monde voit bien que nous allons dans le mur et que, crise ou pas crise, plus le temps passe, plus la vitesse s’accélère, et plus le mur approche[2] ».
Très vieille question économique, sociale et politique que celle de la transformation du sol en marchandise dont la valeur spéculative finit par prendre le pas sur les usages qui peuvent en être faits. Y revient-on actuellement en progressant sur le sujet ?
De fait, tout exercice de traduction législative d’un problème général est d’abord l’expression de l’état de la pensée collective du problème en question, ici la pensée collective du pays et de la façon de l’habiter. Si le ZAN mérite qu’on y revienne, c’est moins pour ajouter une expression de plus à la collection des pour et des contre, que pour s’arrêter sur ce que cet épisode dit du pays, de sa production législative, de sa disponibilité collective à la transition, et plus généralement de ses rapports au monde qui change.
ZAN des villes, ZAN des champs ?
Une loi d’urbains faite contre les ruraux ? Ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’une loi se voit reprocher d’être aveugle aux différences. La République sociale était portée par l’idéal des droits et devoirs communs à toutes les conditions ; la République territoriale est désormais tendue vers le droit à la différenciation. Redoutable exigence lorsqu’il s’agit, comme aujourd’hui, d’entraîner tous les territoires quels qu’ils soient dans une transformation profonde de ce qui les produit et les régit, urgence écologique oblige. Surtout si la différenciation en question commence par se référer à une opposition entre urbains et ruraux, qui ne recouvre plus les modes de vie de l’immense majorité des contemporains.
Il y a bien une différence de besoins, de rythmes et de perspectives de consommation foncière entre territoires tendus et territoires détendus, c’est-à-dire en fonction de la pression démographique et immobilière que les uns et les autres connaîtront ou pas et doivent anticiper. Mais cela ne revient pas à la distinction entre l’urbain et le rural, loin s’en faut.
Un tiers des aires urbaines sont entrées ou vont entrer à brève échéance dans un temps long de décroissance démographique, qui les conduira sauf dérapage foncier inutile à une ZAN de fait à l’horizon d’une génération. À l’inverse, 71 % des communes dites rurales appartiennent à l’aire d’attraction d’une ville et sont de ce fait plus ou moins fortement périurbaines : elles ne vont pas sortir du jour au lendemain des dynamiques de croissance qui sont les leurs.
Bloqués dans leur logiciel territorial du XIXe siècle, celui qui distinguait sociologiquement le rural et l’urbain pour construire le compromis républicain, un certain nombre d’acteurs, bien représentés par le Sénat et l’Association des Maires de France, font du ZAN une croisade urbain/rural de plus. À travers elle, se joue le gain des positions de défense de la ruralité (cf. le « bouclier rural », la « garantie rurale », etc.), électoralement rentables depuis toujours et particulièrement aujourd’hui. Il n’y a cependant pas un ZAN des villes et un ZAN des champs, mais une seule et même bifurcation générale dans la façon de produire l’urbanisation, en zones tendues ou pas, en zones denses ou pas.
La question épineuse du changement d’échelle
Cependant, le désarroi des maires des petites communes (50% de moins de 500 habitants, 72% de moins de 1 000) dit bien une chose : l’impuissance, face aux enjeux de transition, du communalisme comme incarnation de la volonté de se soustraire à la montée en échelle de l’action publique et à ses nécessités systémiques.
Transformer de la terre agricole en lotissement ou en zone d’activités élémentaires est à la portée de tout élu municipal adossé à un milieu de professionnels dont c’est la raison d’être, du géomètre à l’aménageur-promoteur, en passant par le constructeur de maisons individuelles et le banquier de proximité. Sortir de ce modèle d’urbanisation extensive est une autre affaire, et ne peut se faire à système d’acteurs constant. Le ZAN appelle une reconfiguration du système politique local.
De ce point de vue, la controverse du ZAN peut être lue comme un épisode de plus de la longue crise d’adolescence de la décentralisation, entre le « au secours l’État s’en va ! » et le « au secours l’État revient ! »
En même temps que sonne partout l’appel à l’aide de l’Etat sur tant des sujets, en premier lieu de services publics, Il lui est reproché de reprendre la main sur l’urbanisme, compétence réputée communale, et aux régions de se faire les complices de ce qui est vécu comme une tentative de mise sous tutelle, via les schémas régionaux d’aménagement, de développement durable, et d’équilibre des territoires (SRADDET) à portée prescriptive.
Un aspect de la bataille du ZAN est particulièrement illustratif de cette décentralisation adolescente : elle consiste à revendiquer que soit affecté l’impact des grandes infrastructures d’intérêt national ou régional à d’autres décomptes de consommation foncière que ceux des territoires concernés ; une nouvelle infrastructure oui (si les Zadistes ne s’y opposent pas !), mais sans avoir à assumer la consommation foncière qui en résulte. Comme si un projet d’intérêt national, ou régional, n’était pas aussi d’intérêt territorial puisque ne relevant pas d’une décision locale. Touche pas à mon ZAN !
Cette logique de compartimentage de l’intérêt public – à chaque niveau le sien – a peu de chance de permettre la réussite des politiques de transition en général, contrairement à la conviction courante selon laquelle les collectifs les plus restreints sont les plus aptes aux transformations une fois qu’ils en ont fait le choix. Cet amour du circuit-court de l’action publique fait l’impasse sur la dimension systémique de tout enjeu collectif aujourd’hui, qui est pourtant une des grandes leçons de l’écologie.
La décentralisation promue depuis quarante ans n’a jamais cherché à répondre à la dimension systémique de l’action publique, c’est-à-dire aux nouvelles conditions de l’efficacité globale, pour reprendre l’expression du politiste Pierre Muller. Le ZAN est un épisode de plus de cette difficulté congénitale de la décentralisation : porter des objectifs communs d’intérêt général, comme ceux qu’appellent les transitions, dans une coordination des devoirs à toutes les échelles, alors que tout le système institutionnel territorial invite à ce que chaque niveau en fasse son affaire à sa propre échelle, en se plaçant de fait en compétition avec les autres, ou du moins en défiance à leur égard.
L’expertise et le temps long
Au-delà de ces tournois classiques de la chose publique (ruraux contre urbains, local contre central), la controverse du ZAN est aussi l’expression de la difficile médiation entre expertise scientifique et décision politique, dont la crise du Covid a été un autre théâtre exemplaire. En faisant du sol comme réalité vivante (non artificielle), l’objet de l’attention d’une politique publique, le ZAN soulève de redoutables questions : qu’est-ce que « consommer » du sol, qu’est-ce que l’artificialiser, quelle catégories d’analyse, de mesure, de suivi, se donne-t-on, qui deviennent alors une matière juridique, prise dans des énoncés législatifs, techniques et réglementaires (décrets d’application) ou normatifs (instruction des permis de construire) ?
Il s’avère très vite que ce n’est pas la science qui peut donner seule les réponses incontestables que tous les acteurs attendent de pouvoir partager. Les sciences s’inscrivent dans des référentiels et les nourrissent, comme n’importe quelle autre production intellectuelle. Avec le ZAN, on voit d’emblée s’entrechoquer les visions scientifiques : celle des tenants d’une écologie stricte, pour lesquels un parc urbain paysagé ou la pelouse d’une maison individuelle sont des espaces artificiels, puisque produits par l’homme, tandis qu’une carrière de prélèvement de matériaux minéraux ou un bassin de rétention des eaux ne le sont pas ; celle des agronomes, pour lesquels il ne peut être question de douter du caractère non artificiel de tous les espaces agricoles, en dépit d’un siècle de mise en culture industrielle à base d’intrants chimiques ; celle des urbanistes, qui ne font pas nécessairement la distinction entre sol naturel et pleine terre rapportée, puisque de leur point de vue les bénéfices peuvent être les mêmes pour les usagers ; etc.
Plus la loi requiert de l’expertise, de la connaissance, du savoir, et plus il s’avère qu’elle ouvre les points de vue, plus qu’elle n’arrête une doctrine : le propre de la science, c’est sa réfutabilité. Mais quelle force aurait une loi réfutable ?
Il arrive avec le ZAN ce qu’il arrivera désormais de plus en plus souvent : plus les textes législatifs et réglementaires se techniciseront et se complexifieront, plus ils demanderont de la médiation scientifico-politique, c’est-à-dire une activité dans la durée qui permettra à la fois appropriation et ajustement par l’expérience. C’est encore plus vrai pour une loi qui se donne un objectif à l’horizon 2050 et propose de l’atteindre décennie par décennie. Ce qui réinterroge au fond non seulement la rédaction législative elle-même, mais aussi son déploiement dans la durée et la façon de s’en saisir, d’en faire une matière vivante, susceptible de se transformer avec la transformation qu’elle prétend promouvoir. D’autres rudes chantiers législatifs et réformateurs en font également l’expérience actuellement.
Au total, la controverse du ZAN dit bien davantage que le seul sujet, cependant considérable, de la maîtrise de l’urbanisation. Raison de plus pour y entrer avec nuance, sans posture partisane, et avec toute l’attention possible pour ces lignes que l’application du ZAN pourrait faire bouger à terme.
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[1] Titre V (Se loger), chapitre III (Lutter contre l’artificialisation des sols pour la protection des écosystèmes. La loi impose de diviser par deux chaque décennie, jusqu’à atteindre zéro en 2050, le bilan de consommation-artificialisation foncière constatée entre 2011 et 2020, à une échelle qui reste à définir par les Régions (a priori l’échelle des SCoT), et selon une définition et une mesure de la dite consommation en deux temps : jusqu’en 2030, il s’agit de la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers, constatée par leur changement de statut fiscal (prélèvement de la taxe sur le foncier bâti) ; au-delà, il s’agira d’une appréciation plus fine de l’artificialisation à l’échelle de chaque parcelle, selon une nomenclature non encore stabilisée.
[2]. Edgar Pisani, L’Utopie foncière, Gallimard, 1977, p.7.