La crise alimentaire au secours de la PAC ? edit
L'UE s’est engagée dans une réforme de la Politique agricole commune. Fin mai, la Commission a formulé ses propositions au Conseil et au Parlement européen. Si elle évite les sujets qui fâchent, comme l'avenir de la PAC après 2013, elle propose des changements significatifs dans les aides et la gestion des marchés. Cette réforme a lieu dans une conjoncture inédite depuis des décennies, celle de prix agricoles élevés. La crise alimentaire mondiale est appelée par la France au secours de la PAC, le Royaume-Uni y voit une raison supplémentaire de la démanteler.
La Commission européenne a publié le 20 mai ses propositions détaillées amendant les textes législatifs sur la PAC. Elles consistent surtout à aménager les instruments mis en œuvre en 2003 pour la période 2009-2013, sans se prononcer sur l'avenir de la PAC après cette échéance. Néanmoins, sur plusieurs points, la Commission propose des modifications importantes.
La Commission propose de réduire l'intervention sur les marchés agricoles. Cette intervention, qui consiste à acheter toute production si le prix de marché descend au dessous d'un certain seuil, était le cœur de la PAC historique. Elle a déjà été sérieusement grignotée par les réformes récentes qui en ont exclu plusieurs grands produits. Il est maintenant proposé de restreindre l'intervention à une seule céréale, le blé panifiable. Si les cours mondiaux restent élevés, ceci n'aura aucun effet concret. Mais les pays les plus attachés à la régulation des marchés agricoles comme la France y voient un pas de plus vers le démantèlement total de la PAC et un risque de se retrouver démunis d'outils de gestion si les cours mondiaux repartent à la baisse. Et ce d'autant plus que la Commission propose aussi de transformer en paiements forfaitaires les dernières aides "couplées" que la France et quelques autres pays utilisent pour soutenir leur production de céréales et oléagineux.
La Commission propose aussi de supprimer les quotas laitiers et le gel de terre obligatoire, gel mis en place pour limiter les excédents il y a quinze ans. Les marchés mondiaux semblant porteurs, mettre fin à de telles autolimitations de la production semble logique. Le risque est néanmoins de voir la production de lait se concentrer dans quelques régions : les quotas, au moins en France où ils sont fixés par département, organisent une certaine répartition sur le territoire. La fin du gel de terre obligatoire pose aussi des problèmes environnementaux, ces jachères apparaissant comme un des derniers refuges de biodiversité (même si à l'heure actuelle une partie de ces terres est déjà utilisée pour produire des biocarburants).
Viennent ensuite un ensemble de propositions visant à traiter la question de la concentration des aides sur un petit nombre de bénéficiaires. La Commission propose en effet "d'autoriser" (mais on peut comprendre qu’elle encourage) les pays comme la France à passer d'un aides basées sur des références individuelles historiques vers un paiement plus uniforme par hectare. Même si cela est présenté comme un moyen de simplifier la PAC, une telle clé de répartition contribuerait à niveler le niveau de soutien entre producteurs. En France, ceci se traduirait par des fortes redistributions des aides entre régions et types d'agriculteurs, ce qui risque d'être assez explosif politiquement.
La Commission propose également d’accentuer la dégressivité des aides en fonction des montants reçus, de manière à dégager des budgets pour le développement rural. Alors qu'actuellement au titre de la "modulation" les aides des plus gros bénéficiaires sont siphonnées de 5%, le taux passerait à 13% et pourrait aller jusqu'à 22% pour les tranches les plus élevées. Ces pourcentages élevés ne s'appliqueraient qu'aux tranches marginales et toucheraient au total peu d'exploitations en France, mais surtout les grandes fermes de Slovaquie, République tchèque, Allemagne de l'est et Royaume-Uni.
À côté de la modulation (obligatoire), la Commission propose de permettre aux pays membres de réallouer à leur guise un montant correspondant à 10% du budget des aides agricoles pour subventionner des mesures particulières. Cette possibilité existe déjà sous le nom "d'Article 69", mais le champ d'utilisation serait élargi. Ainsi des mesures environnementales, de promotion de la qualité, des soutiens à des secteurs particuliers, mais aussi des systèmes d'assurance agricole, fortement défendus par la France, pourraient être éligibles. Cette proposition est habile car elle enferme de nouvelles aides pour des assurances récoltes dans une contrainte de redistribution des aides existantes, tout en permettant à la France et l'Espagne de faire financer ces mesures auxquelles elles tiennent par le contribuable européen. Nombre de pays membres apprécient la flexibilité budgétaire de la proposition, mais craignent que cela ne se traduise par une "renationalisation" des soutiens à des productions particulières. En effet, si certains pays utilisaient cette mesure pour aider directement des productions, des distorsions de concurrence seraient à craindre.
Sur le "second pilier", les propositions de la Commission restent vagues. Il s'agit surtout de déclarations d'intention en matière d'environnement, de biodiversité et de gestion de l'eau. Néanmoins, la proposition d'accroître les taux de modulation pourrait donner davantage de budget pour financer des politiques en ce domaine, en réorientant quelques 2 milliards d'euros vers l'environnement, la qualité des produits, et le développement rural en général.
De nombreux pays membres ont déjà réagi aux propositions de la Commission. Soit pour en dénoncer le manque d'ambition, soit pour crier au démantèlement de la PAC. Les cas polaires de la France et du Royaume-Uni montrent bien les divergences. Pour défendre leur cause, les différents Etats invoquent la crise alimentaire. Les grands principes affichés semblent pourtant toujours cacher les mêmes logiques nationales.
Le Royaume-Uni déplore que la PAC ne soit pas davantage démantelée. Elle y gagne peu sur le plan budgétaire, et ses agriculteurs sont assimilés à des citoyens aisés, si ce n'est des aristocrates. Pour le Royaume-Uni, la baisse des budgets agricoles et leur réorientation vers la protection de l'environnement ne va pas assez loin. Si l’on mesure la position britannique à l’aune de la lettre d'Alistair Darling envoyée à ses collègues européens le jour même de la publication des propositions de la Commission, il faut mettre fin aux instruments de soutien des prix, en finir avec les paiements directs et signer rapidement un accord à l'OMC libéralisant le commerce agricole.
Alistair Darling invoque la crise alimentaire au Sud et les cours élevés dans son attaque de la PAC. Son argumentation n'est pas exempte de contradiction. Ainsi, toutes les simulations, et en particulier celles effectuées par le Centre d'Etudes Prospectives et d'Informations Internationales laissent penser qu'un accord agricole à l'OMC aurait des conséquences faibles, mais qui iraient plutôt dans le sens de la hausse des cours mondiaux, alors qu'Alistair Darling y voit un moyen de baisser le coût d'alimentation des pauvres au Sud. Ses arguments comme quoi la PAC coûte des millions de livres au consommateur sont peu fondés dans la mesure où les prix minimaux garantis européens sont inactifs car très en dessous des cours mondiaux actuels. Ses appels à baisser les droits de douane au bénéfice des consommateurs sont certes crédibles dans le secteur de la viande et des fruits, mais les droits ont été déjà mis à zéro pour les céréales. Bref, le lien entre crise alimentaire et l'argumentaire britannique sur la PAC semble assez ténu.
La France avait, ces dernières années, mené une guerre de tranchée pour le maintien de la PAC et y perdait beaucoup de son crédit européen. Michel Barnier, fin connaisseur du fonctionnement des institutions communautaires, mène une stratégie différente. Sa défense de la PAC est sans doute tout autant motivée par des considérations de retour budgétaire que ses prédécesseurs. En témoigne l'insistance de la France à défendre des ambitieux dispositifs d'assurance récolte à condition qu'ils soient financés par le premier pilier, donc par le contribuable européen, alors même que l'efficacité économique de tels dispositifs est discutable par rapport à leur coût potentiellement élevé. Mais Michel Barnier l'ancre dans une argumentation à plus long terme, qui cherche des justifications plus convaincantes aux aides agricoles que le fait que des baisses de prix administratifs ont eu lieu en 1992. Il bénéficie pour cela d'une aide appréciable de la conjoncture : les difficultés d'approvisionnement de certains pays et la volatilité des cours ont remis au goût du jour l'idée de régulation publique des marchés, considérée comme un peu obsolète dans la plupart des cercles économiques européens il y a encore quelques mois. Et surtout, le Congrès américain vient de donner un coup de pouce considérable à la position française en passant une loi agricole qui fait fi de tout engagement international et déverse sans vergogne des milliards de dollars aux producteurs, court-circuitant le véto du Président Bush comme les avis de l'administration. La France a ainsi beau jeu de dénoncer le désarmement unilatéral de l'Europe sur l'agriculture et des négociations à l'OMC que nos concurrents traitent par le mépris.
La France invoque elle aussi la crise alimentaire pour défendre la gestion administrée des marchés, des soutiens aux producteurs et assurer des prix stables. Il faudrait en fait "généraliser la PAC" aux pays en développement plutôt que de la démanteler… et peut-être même sortir l'agriculture des négociations OMC. Ce discours souffre lui aussi de contradictions. Pour ne prendre qu'un exemple, on voit mal comment une multiplication des PAC permettrait à tous les pays de stabiliser leurs prix agricoles en même temps alors qu'il y a des chocs de production exogènes. L'Europe n'a pu stabiliser ses prix intérieurs que parce qu'elle reportait sur les autres pays ses fluctuations internes, en mettant en place des droits de douane variables et des subventions à l'exportation pour apurer son marché. Un simple fait suffit à rendre suspect l’idée selon laquelle une PAC non seulement maintenue mais clonée par les pays pauvres bénéficierait à tous : le soutien des cours du porc a récemment amené Bruxelles à intervenir, dans l'esprit de la gestion des marchés prônée par la France. Pour cela on exporte depuis quelques mois nos excédents de porc avec des subventions, y compris vers l’Afrique et même vers certains pays moins avancés malgré les promesses faites… Les engagements de l'Union à mettre fin à ces pratiques ruineuses pour les producteurs locaux semblent ainsi s’évanouir devant les premières baisses des prix intérieurs européens.
Parmi plusieurs idées aux fondements économiques contestables, le gouvernement français relaie également un message martelé par la profession agricole, en particulier par sa représentation à Bruxelles, le COPA-COGECA, qui laisse rêveur : la demande alimentaire étant forte - et les cours mondiaux élevés - il faudrait davantage aider les producteurs européens pour qu'ils produisent plus et que l'UE concrétise sa vocation de grande entité exportatrice capable de nourrir le monde… On s'en doute, les ministres danois et britanniques ne semblent guère impressionnés par la rationalité économique de ces positions. Quelques éditoriaux cinglants se sont chargés de rappeler aux autorités françaises quelques concepts économiques sur la réaction de l'offre agricole aux prix.
Le débat autour des propositions de la Commission dans le cadre du bilan de santé a lieu dans une conjoncture nouvelle de prix agricoles élevés. La crise actuelle est utilisée pour en tirer des conclusions diamétralement opposées sur la PAC. Derrière la défense des pays pauvres et des consommateurs, la position des Etats membres semble pourtant toujours obéir à la même logique nationale. Les Britanniques font du démantèlement de la PAC la condition pour renégocier leur "rabais" au financement du budget européenne. La France s'abrite derrière de grands principes de responsabilité financière pour maintenir des budgets agricoles du premier pilier sans lesquels elle deviendrait fortement contributrice nette à ce même budget. La Commission ne peut proposer que des mesures de court terme respectant scrupuleusement les budgets nationaux. On ne peut que regretter que la situation actuelle ne donne pas lieu à un débat sur le fond, où seraient fixés des objectifs de long terme à une politique européenne de l'alimentation et de l'environnement. Le risque existe que, lorsqu'il faudra prendre des décisions de plus long terme, lors de l'établissement du cadre financier post-2013, elles soient encore dictées par un marchandage budgétaire franco-britannique de dernière minute. Et que les décisions prises soient par trop contingentes à la situation conjoncturelle, comme celle de l'état des marchés mondiaux à ce moment-là.
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