La face cachée des euro-bonds edit
Au-delà de ses aspects économiques et financiers, la crise européenne renvoie à des enjeux politiques fondamentaux qui commencent à surgir et auxquels il faudra bien répondre.
En effet, la crise a révélé deux tensions politiques. Des tensions entre Etats : la crise économique n’affecte pas de la même façon les pays de la zone euro ; l’Allemagne et ses voisins affichent une santé insolente, tandis que les pays du Sud voient leur crédit baisser de jour en jour ; comment s’étonner que cela débouche sur des visions radicalement différentes des problèmes ? Des tensions entre forces politiques ensuite : la multiplication des programmes d’austérité, avec leurs conséquences en termes de souffrances sociales, alimente les résistances à une Europe perçue, à tort ou à raison, comme la source de tous les maux.
En France, François Hollande a essayé de desserrer l’étau en plaidant pour que la nécessaire austérité soit accompagnée de mesures de relance. Il est aujourd’hui beaucoup moins seul à tenir ce langage qu’au début de l’année. Mais les divergences sur la politique macro-économique à suivre ne constituent qu’un aspect du problème ; l’instabilité des marchés financiers appelle des mesures de consolidation systémique de grande ampleur, qui font entrevoir des transferts considérables entre Etats. Jusqu’où les contribuables des pays vertueux, qui ont déjà soutenu massivement le plan de sauvetage grec, accepteront-ils d’aller pour venir en aide aux banques espagnoles ? Assez logiquement, leurs gouvernements n’entendent pas s’engager sans garanties. Comme l’a indiqué, avec une métaphore désormais célèbre, le président de la Bundesbank Jens Weidmann, « on ne confie pas sa carte de crédit à quelqu'un si on n'a pas la possibilité de contrôler ses dépenses ».
Depuis quelque temps, les responsables allemands lancent régulièrement des ballons d’essai sur la nécessité d’un renforcement des pouvoirs de contrôle de l’Union européenne sur la politique économique de ses membres. Conscients que cela ne sera pas possible sans de nouvelles formes de légitimation politique, Angela Merkel et son ministre des finances Wolfgang Schauble ont évoqué à plusieurs reprises la possibilité d’une élection directe du président de la Commission européenne ; plus récemment, la Chancelière a parlé d’une nécessaire évolution vers une forme d’union politique, même s’il faut accepter pour cela une Europe à plusieurs vitesses. Face à cette accélération, le gouvernement français a choisi de botter en touche : le ministre de l’économie et des finances Pierre Moscovici a plaidé pour que l’on renonce aux grands débats institutionnels, qui ont divisé les Européens ; son collègue Bernard Cazeneuve renchérissant : un renforcement de l’intégration politique ne peut s’envisager « aussi longtemps que l'Union européenne n'aura pas fait la démonstration de sa capacité à apporter des réponses à la crise ». Et le plan de relance transmis par Paris à ses partenaires n’évoque que de façon vague, et à un horizon lointain, les réformes politiques qui devraient être entreprises.
En apparence, cette attitude prudente semble frappée au coin du bon sens. L’Europe a fait à maintes reprises l’expérience de ce qu’il était difficile de s’entendre sur la base de concepts comme « union politique » ou fédéralisme, tellement vagues qu’ils ne sont pas d’un grand secours. N’est-il pas plus sage de renouer avec l’esprit fonctionnaliste qui lui a permis ses plus grandes avancées ? Oui, à condition d’aller au bout de la démarche, en n’hésitant pas poser les questions qui fâchent. En voici quelques-unes.
1. Peut-on envisager une mutualisation de la dette sans envisager un renforcement des contrôles qui seront exercés sur les dépenses publiques des Etats ? Les réformes décidées l’an dernier (le « pacte budgétaire » et surtout le paquet législatif connu sous le label mystérieux de « Six-pack ») vont déjà en ce sens. L’Allemagne souhaite aller plus loin. Cela se comprend, puisqu’elle assure une partie considérable (près du tiers) des différents programmes de solidarité qui ont été mis sur pied. Tout pays créditeur aura naturellement les mêmes attentes ; on peut d’ailleurs observer que les programmes en question prévoient des conditions qui restreignent considérablement la marge de manœuvre des récipiendaires. « C’est le prix de la solidarité », a-t-on dit aux Grecs, à Paris comme à Berlin. Pourquoi en irait-il différemment en cas de mutualisation de la dette souveraine ou des garanties bancaires?
2. Qui peut exercer ce contrôle ? Un des atouts du système européen est d’avoir interposé des institutions dans les rapports entre Etats. Leur effacement au profit du duopole « Merkozy » au cours des deux dernières années est à l’origine de tensions inter-étatiques néfastes. En présence d’une Europe divisée entre cigales et fourmis, un arbitre neutre est nécessaire ; il doit de surcroît être équipé pour exercer à temps plein ce rôle de surveillance. Les Sommets de la zone euro institués par le pacte budgétaire ne répondent à aucune de ces conditions. Du reste, il est symptomatique qu’en dépit de la perte de crédit dont elle souffre actuellement, c’est vers la Commission que l’on se soit tourné pour assurer la mise en œuvre du « Six-pack » et du pacte budgétaire.
3. La Commission serait-elle en mesure d’exercer un contrôle renforcé ? La question est difficile. Ce qui pose problème n’est pas l’expertise de l’institution, que personne ne conteste, mais son autorité politique. Celle-ci est actuellement faible, tant aux yeux des gouvernements que des peuples. On l’a vu lors des premières passes d’armes auxquelles la mise en œuvre du « Six-pack » a donné lieu : « Mais qui connaît Olli Rehn et au nom de qui parle-t-il ? » s’est exclamé un ministre belge lorsque son gouvernement s’est vu demander de revoir son projet de budget. Il serait vain de demander à la Commission d’assurer un rôle de contrôle sans renforcer sa légitimité. C’est le sens des hypothèses d’élection directe avancées par les responsables allemands. Sans doute faudra-t-il aussi revenir sur la question des équilibres nationaux en son sein : un exécutif ou l’on ne vote pas, notamment parce que l’égalité théorique entre Etats ne correspond plus à la réalité politique, pourra-t-il jouer le rôle de gardien de l’ordre (budgétaire) qui lui est confié ?
Derrière ces questions, on voit se profiler un choix fondamental quant à la nature de l’institution : exécutif politique ou autorité administrative indépendante ? Les propositions allemandes sont sur ce point assez contradictoires : un organe chargée d’assurer le respect de la parole donnée n’a pas besoin de légitimation populaire. En revanche, celle-ci, si elle est prévue, doit pouvoir comporter la possibilité d’un changement de cap. Àquoi bon voter, dans le cas contraire?
On entend ces jours-ci beaucoup d’appels à une action plus décisive de la part de l’Union en faveur de la relance. Mais lorsqu’il s’agit de discuter des ressources financières dont elle doit disposer, les gouvernements des pays contributeurs nets au budget communautaire campent obstinément sur l’idée d’un plafonnement à 1% du PIB de l’Union. Au-delà de son incohérence, cette schizophrénie comporte un coût politique qui va aller grandissant. Si l’Europe n’est pas en mesure d’offrir à ses citoyens autre chose que de l’austérité, les gouvernements n’hésiteront pas à la défier, et ils auront sur ce terrain l’appui de l’opinion. Pour sortir de cette impasse, il faut desserrer l’étau dans lequel son financement par les Etats enferme l’Union. Une réflexion sur un système de ressources propres est indispensable si l’on veut apporter une réponse à ceux, toujours plus nombreux, qui réclament que l’Europe s’intéresse à leurs problèmes.
On le voit, les aspects politiques de la crise sont tellement prégnants qu’il semble impossible de n’avancer que sur le seul front d’une réponse financière. L’idée même d’une mutualisation de la dette souveraine pose des questions structurelles de grande ampleur, que les vagues propositions avancées jusqu’à présent ne font qu’effleurer. Un accord sur le principe même d’euro-obligations suppose que soit apporté une réponse à ces interrogations.
Au lendemain de la nette victoire remportée par son parti aux élections législatives, le Président de la République a solidement les rênes du pouvoir en main. Il a devant lui une période de deux ans sans élections. S’il ne s’attaque pas à ces questions maintenant, quand le fera-t-il ?
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)