Le gouvernement de l’Europe edit
Réagissant à ce qu’il n’a pas hésité à qualifier de « débâcle afghane[1] », le Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de l’Union européenne, Josep Borrell, a appelé de ses vœux le développement d’une stratégie et de moyens militaires européens, une idée à laquelle ont fait écho – avec quelques nuances – le Président du Conseil européen et la Présidente de la Commission. Il serait sans doute hasardeux d’en tirer la conclusion que l’Europe de la défense fait désormais l’objet d’un consensus mais on peut à tout le moins relever que ce sujet, autrefois tabou, est maintenant clairement sur la table. La chose est d’autant plus remarquable que l’Union, qui s’est construite contre toute idée de puissance, est aujourd’hui confrontée à des problématiques qui en relèvent dans plusieurs domaines.
De surcroît, cette évolution intervient à un moment où l’Europe, dont la construction a longtemps reposé sur de grands projets, en est cruellement dépourvue. Certes, depuis Maastricht et l’Union monétaire, il y a bientôt trente ans, les appels à l’union et les discours incantatoires n’ont pas manqué, mais les Européens se sont montrés incapables de s’entendre sur une grande ambition commune. La raison en est simple : les visions diffèrent – parfois sensiblement – d’un pays à l’autre et les ambitions des responsables politiques sont avant toutes nationales. Pire, à mesure que se consolidait l’emprise des institutions européennes dans certains domaines, on a vu se multiplier les formes d’opposition. Au « consensus permissif » des premières décennies a succédé un cocktail de populisme anti-européen et de nationalisme larvé, même dans des pays comme l’Italie ou les Pays-Bas, qui figuraient autrefois au premier rang des partisans de l’intégration.
Eppur si muove, aurait dit Galilée. Malgré ces faiblesses, l’Europe a vu ses pouvoirs s’accroître. Avec la Banque centrale européenne, elle dispose désormais d’un prêteur en dernier ressort dont on n’avait pas voulu à Maastricht. La BCE a également acquis un rôle de supervision du marché bancaire qu’elle-même ne semblait pas désirer à ses débuts. En réponse à la crise de la COVID, les 27 sont parvenus à s’entendre sur un plan de relance d’une ampleur sans précédent. L’Union a désormais voix au chapitre dans des domaines comme les migrations ou la santé, où personne, en vérité, ne souhaitait la voir intervenir. Tout cela, répétons-le, alors que la demande d’Europe était singulièrement faible.
Pour expliquer ce paradoxe, Elie Cohen et Richard Robert, dans un ouvrage à la fois dense et stimulant[2], mettent en évidence le rôle de catalyseur qu’ont joué les crises à répétition auxquelles l’Europe a dû faire face au cours des quinze dernières années : crises de l’euro entre 2007 et 2012, crise des migrants, pandémie, sans parler des défis géopolitiques auxquels elle est confrontée : le repli sur eux-mêmes des États-Unis, qui ne date pas de la présidence Trump et qui n’a pas pris fin avec elle, la montée en puissance de la Chine ou les relations avec les voisins agressifs que sont la Russie ou la Turquie. Sous l’empire de la nécessité, nous disent-ils, les États européens, pour préserver l’acquis, se sont vus contraints d’accepter des solutions bien plus intégrées qu’ils ne l’auraient souhaité, en suivant peu ou prou à chaque reprise un schéma semblable: d’abord un temps de latence où, paralysée par des lectures contradictoires de la crise, l’Europe semble incapable d’y faire face ; ensuite une réponse dans l’urgence, où l’innovation ne s’embarrasse pas nécessairement du respect des règles ; une période de consolidation, enfin, marquée par la recherche de nouveaux équilibres et de nouvelles règles.
Cette forme de marche en crabe, où l’on n’avance qu’en réponse à des stimuli externes, est typique d’un système où le leadership politique est faible. On finit par s’y entendre pour éviter le pire, mais au prix de compromis ambigus et de solutions incomplètes, dont l’ « union bancaire » hâtivement conçue en 2012 offre un parfait exemple. Certes, l’Europe a ainsi donné maintes preuves de sa résilience. Les multiples rebonds de la négociation sur le Brexit ont douché les velléités de retrait de bien des mouvements eurosceptiques. L’euro, donné pour fini à plusieurs reprises, est toujours là. Les Grecs, ceux qui ont été le plus loin dans la soumission à la férule de l’Union, n’en ont pour autant jamais sérieusement envisagé de renoncer à la monnaie commune. Même le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, qui se pose en leader de l’opposition officielle à Bruxelles, n’envisage pas de quitter une Union dont son pays a retiré des bienfaits économiques considérables. Mieux encore, les Européens semblent en mesure de tirer la leçon de leurs errements antérieurs : un des ressorts de la réponse à la crise engendrée par la crise de la Covid semble avoir été une volonté largement partagée de ne pas répéter les erreurs de la crise de l’euro, tant sur le plan des processus – il fallait agir vite, et le faire savoir – que sur le fond – il fallait faciliter la reprise en allégeant les contraintes et en mobilisant de nouvelles ressources. Les évolutions de fond qui ont permis ce changement, notamment au sein du monde politique allemand, font l’objet d’analyses d’une grande finesse.
Faut-il en conclure que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, comme aurait dit Maître Pangloss ? Non pas, répondent nos auteurs. D’abord parce qu’un équilibre fragile entre des préférences et des stratégies antagonistes ne peut pas tenir lieu de stratégie, et qu’il n’offre aucune garantie en ce qui concerne la qualité de la réponse à de nouveaux défis. On aurait donc tort d’attendre de nouvelles crises pour consolider l’édifice. Ensuite parce que le modèle européen d’intégration par des règles destinées à contrôler les excès des Etats ne suffit pas pour répondre aux enjeux du XXIe siècle : l’espoir d’un nouvel ordre mondial a fait long feu et, on l’a dit, les rapports de puissance sont de nouveaux à l’ordre du jour. Cela pose un problème majeur à une Europe qui s’est largement construite contre toute idée de pouvoir fort. Avec un pouvoir exécutif délibérément morcelé et dépourvu de toute légitimation directe, comment pourrait-elle apporter une réponse résolue et cohérente à ces multiples défis ?
Derrière cette difficulté d’ordre structurel, on voit poindre un problème majeur d’autorité politique : à quel titre l’Union pourrait-elle imposer ses propres choix, plutôt que ceux de ses États, que ce soit en politique intérieure où sur la scène internationale ? La réponse juridique est relativement simple : dans certains domaines – en matière monétaire – on a procédé à des transferts de compétence qui s’apparentent à des transferts de souveraineté, quoi qu’aient pu en dire les juridictions nationales. Mais il ne s’ensuit pas que l’Union ait du même coup acquis la légitimité politique et les moyens économiques nécessaires pour imposer ses choix. CerteS, on voit progressivement grandir la place de l’Europe dans les questions qui dominent dans les débats politiques nationaux (climat, Covid, reprise économique, justice sociale…), mais le lien entre les deux agendas est encore souvent passé sous silence par les politiciens nationaux et l’on est encore loin d’un pouvoir européen investi d’un leadership reconnu.
La question du gouvernement de l’Europe apparaît ainsi de plus en plus centrale, dans la mesure où l’Union est appelée à utiliser un répertoire et des instruments qui relèvent du pouvoir gouvernemental, et à se positionner par rapport à des enjeux de puissance. Si une force d’intervention rapide devait être créée, à quel pouvoir civil répondra-t-elle ? Et à quel peuple celui-ci devra-t-il rendre des comptes ? La double question du rapport entre les Etats et le pouvoir central, d’une part, et de la légitimation démocratique de ce dernier, d’autre part, reste à trancher.
Si l’ouvrage d’Elie Cohen et Richard Robert contient des clefs précieuses pour analyser ces problèmes, il ne propose pas de modèle pour y faire face. Il explore au contraire les différentes figures impériales qui constituent un répertoire européen, en insistant sur les limites de chacune de ces figures. La référence à un modèle d’empire « à la française», ainsi, n’emporte pas la conviction. Le centralisme autoritaire et la volonté d’expansion par la force ne font pas ne font pas bon ménage avec la gestion de la diversité, comme l’a montré avec plus de brutalité encore le Troisième Reich. À l’inverse, le Saint-Empire manquait de consistance, même si certains de ses traits se retrouvent dans l’Union actuelle. L’Europe enfin n’est pas, et ne semble pas appelée à devenir un État-nation même si la question d’un « peuple européen » ne peut être écartée d’un revers de manche. Il lui faut donc définir par quels moyens elle pourra à la fois de gérer l’interdépendance et de défendre ses intérêts dans un monde turbulent, tout en tenant compte de sensibilités nationales différentes. Il est peu probable qu’elle trouve dans la galerie des modèles anciens la réponse à ce défi sans précédent ; elle doit donc fournir un travail d’innovation politique. Espérons que la Conférence sur le futur de l’Europe, lancée au printemps dernier, ne se limitera pas à débattre du déficit démocratique et des pouvoirs des organes parlementaires, et qu’elle s’attachera à la question du gouvernement de l’Europe.
[1] “Europe, Afghanistan is your wake-up call”, New York Times, 1er septembre 2021.
[2] Elie Cohen et Richard Robert, La Valse européenne. Les trois temps de la crise, Fayard, 2021, 477 pp.
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