L'Espagne malade de l'euro ? edit
L'histoire de l’union économique et monétaire a pour l'instant été marquée par deux événements opposés : le spectaculaire regain de compétitivité d’un pays "de base", l'Allemagne, qui était entré dans l'UEM avec un taux de change réel surestimé du fait de l'unification, et la perte tout aussi impressionnante de compétitivité de certains des pays "périphériques", comme le Portugal ou l'Espagne, dont la balance des paiements affiche désormais de très importants déficits. La route allemande a été la modération salariale. Depuis 1996, quand on a estimé que le coût du travail en Allemagne était surévalué de 20%, l'inflation salariale a régulièrement été en dessous de la moyenne européenne. Au bout de plusieurs années, l'Allemagne avait récupéré son avance sur ses concurrents et elle gagne à présent des parts de marché à l'export – au détriment parfois de ses voisins européens, avec les conséquences que cela implique pour le cycle économique de l’Union.
L'expérience allemande a été déterminée par les idiosyncrasies locales, une économie ouverte avec un fort avantage comparatif dans les secteurs intensifs en capital et où le cycle économique a toujours dépendu des exportations. La modération salariale était la solution évidente d’un problème qui était dû en grande partie aux salaires et au taux de change.
Le cas de l'Espagne est assez différent. L'augmentation rapide du déficit de la balance des paiements (plus de 7% de PIB en 2005, le plus haut de l'OCDE), dans un cadre de stabilité fiscale – les comptes fiscaux sont excédentaires d’un point de PIB – est le résultat d’une croissance très rapide de la demande domestique ces dernières années (l'économie espagnole a connu un taux de croissance d’environ 1,5 points de plus que ses voisins). Les raisons de cette augmentation sont variées, mais on peut en dégager deux principales : (1) le déclin vigoureux et constant des taux d'intérêt réels qui a suivi l'entrée dans l'UEM ; et (2) l'accélération rapide des prix immobiliers – soutenus par la hausse des revenus, l’immigration et une forte demande étrangère – ainsi que sa transmission vigoureuse, via la politique monétaire, à la consommation, grâce à l’efficacité et à la compétitivité d’un système bancaire où presque tous les prêts immobiliers sont à taux variable et où des produits financiers novateurs ont été développés.
Dans un environnement marqué par un taux de chômage toujours élevé mais aussi par la rigidité du marché du travail et de la réglementation du secteur des services, la demande excessive s’est traduite par des créations d'emploi, une hausse des salaires et du prix des biens : le différentiel d'inflation accumulé par rapport à l'UE atteint 9 points sur les 5 dernières années. Cela a pesé sur la croissance de la productivité, qui est restée plate ces dernières années. De plus, la croissance rapide de la construction immobilière a fait passer sa part dans le PIB de 7 à 10% depuis 1999.
Comment cela est-il arrivé ? La réponse est peut-être évidente : parce que l'Espagne n'a pas dirigé sa propre politique monétaire et, qu'avec une situation fiscale déjà en équilibre – et une augmentation des surplus fiscaux difficile à accomplir pour les raisons d'économie politique – elle n'avait à sa disposition aucun instrument de politique cyclique. Ainsi, une position de politique cyclique très desserrée a causé une inflation excessive du prix des biens et de l’immobilier. Couplé avec un taux de change qui s’appréciait et une performance de productivité très décevante, la croissance s’est assise de plus en plus fortement sur la demande domestique, et de moins en moins sur les exportations. Leur part a stagné et le taux de change réel s’est détérioré de plus de 10 points par rapport à l'Allemagne depuis 1999. Résultat, le déficit de la balance des paiements.
Mais cela importe-t-il ? Oui et non. Clairement, à l'intérieur d'une union monétaire la question du financement de la balance des paiements perd de son importance, et ce n’est donc pas le principal souci. L'inquiétude est que le déficit de balance des paiements indique des problèmes cycliques et structurels plus profonds et qu’on devra donc s'y attaquer. Les trois problèmes les plus critiques sont le nécessaire ralentissement de la demande domestique pour résoudre le problème de surchauffe, la nécessaire réforme des négociations salariales pour résoudre la surinflation endémique du coût du travail et la libéralisation nécessaire des marchés des biens et des services pour contribuer à accroître la productivité.
La perspective cyclique est compliquée. L'inflation du marché immobilier va sans doute ralentir. L'immigration a accéléré au cours des dernières années, ajoutant jusqu'à 1 point à une croissance démographique sans cela atone, mais cela ne peut pas continuer à cette allure. Comme ces deux moteurs de croissance se stabilisent par leur propre dynamique, la consommation et l'investissement résidentiel ralentiront. Qu'est-ce qui prendra leur place ? La réponse devrait être l'investissement privé et le secteur externe. Mais pour que le secteur externe récupère son poids, la compétitivité doit s'améliorer. Étant donné la rigidité à court terme dans la croissance de productivité, la modération salariale est la seule option, même au risque de déprimer la consommation. Et cela arriverait dans un contexte où la croissance des salaires réels a déjà été modérée, avec une tendance à la baisse ces dernières années (ce qui explique partiellement la robuste croissance de l'emploi). Ainsi, comment la demande domestique va-t-elle soutenir la croissance pendant le long processus d'ajustement, si les salaires réels doivent baisser davantage et si l'effet de richesse disparaît ? La même question se pose pour l'investissement privé, qui est dans une dynamique d'accélération. Avec la perspective d’une décrue de la demande domestique et une faible compétitivité, pourquoi les entreprises augmenteraient-elles leur investissement domestique ?
En fait, les entreprises espagnoles ont diversifié leurs activités à l'étranger pour mieux s'occuper de ce scénario possible et beaucoup de grandes entreprises espagnoles réalisent désormais une bonne part de leurs profits à l'extérieur de l'Espagne. Une solution au problème de la compétitivité a été de suivre une stratégie de fixation de prix au marché, qui est possible en raison de leur haute rentabilité, mais à long terme ce n'est clairement pas une solution réalisable – et ce n’est pas non plus celle qui favorisera une hausse des investissements domestiques. Clairement, la seule réponse cyclique est une augmentation du déficit fiscal, et l'Espagne est bien placée pour cela avec son excédent actuel : elle devrait même essayer de l’augmenter avant que la tendance ne change. La vertu des recommandations de Pacte de Croissance et de Stabilité – équilibre ou petit excédent – peut se révéler pour la première fois quand l'économie espagnole ralentira, en permettant aux stabilisateurs automatiques de fonctionner.
D'un point de vue structurel, la croissance de la productivité doit augmenter et la dynamique des salaires doit être infléchie pour réduire le coût du travail. Dans l'économie mondialisée d'aujourd'hui, l'Espagne ne peut pas se permettre un modèle de croissance fondé sur des emplois à faible productivité. Les solutions sont bien connues : éliminer l’anachronisme des clause de cliquet dans les négociations salariales, afin de mieux lier la croissance des salaires et celle de la productivité et d’éliminer la force d'inertie des hausses de salaires sans signification ; adapter les institutions du marché du travail en diminuant les régulations excessives qui protègent les insiders – car les étrangers, les jeunes sans qualification subissent une forte précarité quand les plus protégés continuent à bénéficier de très hauts niveaux de protection ; libéraliser davantage les marchés des biens et des services, surtout celui des services, encourager la baisse des prix et améliorer la croissance de productivité. Si le niveau d'éducation de la population – bas au regard des normes de l’OCDE, à en croire l'étude de PISA – augmente aussi, la perspective sera brillante.
Ce sont des questions à long terme, qui n'auront pas d'impact clair sur le déficit de balance des paiements d'aujourd'hui. Mais l'expérience récente montre qu'ils peuvent être des facteurs clés pour survivre dans une région monétaire où l'administration des taux de change n'est pas possible, où les cycles seront probablement asynchrones à cause des différences dans le mécanisme de transmission de politique monétaire et où les perdants de la course à la compétitivité seront condamnés à long terme à la stagnation. En fait, on se demande si l'environnement global actuel de hautes pressions globales compétitives et de délocalisation vers les marchés émergents ne mènera pas certains pays de l’union économique et monétaire à mener des politiques au détriment les uns des autres, via une déflation salariale qui déprimerait constamment la consommation européenne. Effectivement, le regain de vigueur des exportations en Allemagne se fait au détriment de ses voisins européens. Si c'est le cas, les politiques cycliques et surtout la politique monétaire, vu les incertitudes des perspectives fiscales, devront viser à soutenir la demande dans les pays « perdants », sans quoi la stabilité de l'Union européenne sera vite remise en question.
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