Pourquoi Bruxelles ne réglementera pas les lobbies edit
Le 3 mai dernier le Commissaire européen en charge de l'administration et de la lutte anti-fraude rendait public un Livre Vert sur la transparence. Loin de mettre à distance pouvoirs publics et lobbies, ce document confirme au contraire l'étroite dépendance de la Commission européenne à l'égard des groupes d'intérêt qui l'environnent. Un an après avoir fait trembler le landerneau bruxellois avec des annonces musclées sur le lobbying, le Commissaire a donc choisi de temporiser.
Il n'obligera pas les lobbyistes qui travaillent avec la Commission à s'inscrire sur un registre : cette inscription sera volontaire. Elle ne comprendra pas d'informations sur leurs mandats (client, textes visés, montant des contrats), comme cela avait été évoqué. En un mot, la profession continuera à s'autoréguler, comme elle l'a fait jusqu'à présent. Tout au plus, le Livre Vert demande-t-il une application plus stricte des règles de déontologie et un système de sanction plus efficace.
L'omniprésence des lobbies est un sujet d'étonnement continu pour les Européens de passage dans la capitale administrative de l'Union, leur réglementation un serpent de mer du débat dans le microcosme. Plusieurs milliers de professionnels de l'influence battent le pavé bruxellois. Un chiffre qui appelle naturellement la comparaison avec Washington et souligne par le gouffre qui sépare l'encadrement de la profession de part et d'autre de l'Atlantique. Tandis que les lobbyistes américains sont soumis depuis le Lobbying Disclosure Act à de strictes obligations de publicité qui ont fait de leur profession un sujet d'analyse et de critique pour de nombreuses ONG civiques, leurs collègues européens déploient leurs activités à l'abri de toute contrainte réglementaire, ou presque. Cette situation fait peser un soupçon sur l'intégrité de la profession à Bruxelles et la volonté des autorités européennes de se protéger des risques habituels d'une exposition excessive au lobbying : inéquité des décisions publiques, manque de transparence, voire corruption.
Dans ces conditions, pourquoi M. Kallas ne s'est-il pas montré plus audacieux et s'est-il plié à ce que les conseils en affaires européennes (agences de lobbying spécialisées) lui ont proposé dès le lancement de la consultation il y a un an ? On aborde ici la seconde raison pour laquelle il a renoncé à suivre ses premières intuitions. C'est que le lobbying est positivement consubstantiel au fonctionnement de la Commission européenne depuis qu'elle existe. Lobbies et exécutif sont dans une relation d'interdépendance très forte.
Cela n'est pas seulement le résultat indirect de l'érection d'un pouvoir communautaire, mais aussi le produit d'une volonté politique. Certes, la Commission n'a pas " demandé " la création, par exemple, de l'European Table of Industrialists qui a tant milité pour le Marché unique puis pour l'euro. Mais elle s'est beaucoup appuyé sur l'expertise produite par cette organisation et surtout sur la capacité d'influence de ses membres, les plus grands patrons européens, sur leurs gouvernements respectifs. Par ailleurs, la Commission a considérablement soutenu, pour le coup très directement en les finançant (et elle continue de le faire), des organisations à la représentativité plus ou moins large et aux intérêts les plus divers. Son objectif avoué était de promouvoir ce qu'elle a institué dans de nombreux documents officiels (communications, Livre Vert) comme la " société civile ". Ainsi aux lobbies " spontanés ", souvent issus des grandes entreprises qui ont compris les premières tout l'intérêt qu'il y avait à soutenir et à influencer l'immense effort de réglementation économique produit à Bruxelles depuis 50 ans, la Commission a contribué à faire émerger une représentation beaucoup plus variée des intérêts multiples qui travaillent les sociétés européennes : environnementalistes, professionnels, acteurs sociaux.
La " société civile " européenne, qui n'est en fait que l'ensemble des lobbies, au sens large, environnant la Commission, est largement une création de cette dernière. Elle s'avère surtout un allié objectif. Outre le fait qu'elle contribue directement - c'est sa vocation - au travail d'élaboration des politiques européennes à travers les multiples consultations lancées en amont de la publication de directives et règlements, elle atteste de l'ouverture de la Commission aux réalités politiques et sociales dont on l'accuse si souvent d'être coupée. La " société civile " occupe ainsi une place essentielle aux côtés de l'exécutif dans le triangle institutionnel européen. Face au Parlement, émanation des peuples, elle donne à la Commission un vernis démocratique. Face aux Etats membres, prompts à se battre pour conserver leurs prérogatives, elle fournit à l'exécutif un appui en faveur d'une action menée au niveau européen. Car les groupes d'intérêt présents à Bruxelles, s'ils défendent les intérêts les plus divers, sont dans l'immense majorité des cas intégrationnistes (par opposition à souverainistes).
Dans ces conditions, toute réflexion sur le lobbying renvoie très vite la Commission à une interrogation sur son propre mode de fonctionnement. Réglementer une activité qu'elle encourage et dont elle a tant besoin, c'est aussi s'imposer des contraintes supplémentaires dans un jeu institutionnel serré. On comprend dans ces conditions qu'elle hésite à l'encadrer. Ce n'est pas un hasard si les rares lobbyistes à avoir défendu une réglementation plus stricte de leurs propres activités sont aussi ceux qui se sont montrés par le passé les plus critiques à l'égard de l'intégration européenne telle qu'elle est.
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