Pourquoi les Français se méfient-ils du lobbying ? edit
Le 3 mai, le commissaire européen Siim Kallas mettra de la chair sur l' « initiative transparence » qu'il a lancée il y a un an. Au menu du Livre vert qu'il rendra public : la publicité des travaux de la Commission européenne et l'encadrement des activités des lobbyistes. Cela devrait fournir l'occasion à certains en France, comme ce fut le cas pendant la campagne du référendum sur le traité constitutionnel, de stigmatiser le lobbying européen comme un signe supplémentaire du « libéralisme » de Bruxelles, de son asservissement aux lois de l'économie mondialisée. Mais au lieu de s'effrayer de la prolifération des lobbies au niveau européen, ne ferions-nous pas mieux de nous pencher sur ce que nos propres pratiques d'influence ont de pervers ?
Parler de lobbying, c’est opposer Bruxelles à Paris. D’un côté, une « Mecque » de l’influence avec 15 000 lobbyistes, des centaines d’ONG, des dizaines de « consultancies », sociétés de conseil spécialisés dans la communication d’influence. De l’autre des fédérations professionnelles et des syndicats ossifiés et le règne des réseaux d’anciens et du « carnet d’adresses ». D’un côté un véritable marché de l’influence avec professionnels patentés. De l’autre des activités d’influence qui ne disent pas leur nom opérées par des « Messieurs Jourdain » du lobbying. D’un côté, plusieurs milliers de représentants d’intérêts enregistrés et accrédités par le Parlement européen. De l’autre, le déni de l’accès de ces mêmes groupes aux élus, où l’existence même d’une liste de quelque trente intérêts accrédités est un tabou. D’un côté, enfin, la publication à l’automne dernier des milliers de groupes de travail constitués par la Commission européenne pour « drainer » les positions des entreprises, collectivités, ONG, etc. vers les rédacteurs des réglementations européennes. De l’autre, une consultation des acteurs économiques et sociaux soit éminemment formelle, soit totalement opaque parce que menée dans le secret des cabinets ministériels.
Ce qui, à Bruxelles, est considéré comme nécessaire et souhaitable devient à Paris une verrue dans la main de la République. Pourquoi donc la France peine-t-elle à intégrer le lobbying dans son schéma institutionnel comme l’a fait l’Union européenne ? Pourquoi s’y entête-t-on à présenter le lobbying comme un dysfonctionnement de la vie publique ?
Parce qu’une vision pyramidale de la société politique continue de dominer notre imaginaire politique. Au sommet, les plus hautes autorités de l’Etat tirent leur légitimité du Peuple, par le truchement de l’élection. Le suffrage résout comme par magie la question de la représentation et investit les représentants du peuple de la défense de l’intérêt général. Cette religion du suffrage alliée au mythe de l’intérêt général discrédite les autres formes de représentation. On comprend donc que la République s’accommode fort mal de l’activisme de groupes d’intérêts. Alors que le lobbying tel qu’il est pratiqué à Bruxelles renvoie l’image du chaos social où les forces en présence sont non seulement diverses voire antagonistes mais éminemment inégales, la mystique républicaine entretient l’illusion d’une mise en ordre possible.
Mais l’idée de l’ordre n’est pas l’ordre. La République française n’échappe pas à la réalité. Inégalités et antagonismes y restent de mise. Ce n’est donc pas parce que le lobbying reste sinon un tabou au moins un gros mot qu’il n’y est pas pratiqué. La presse étrangère évoque fréquemment celui des groupes français dans leur propre pays (récemment encore le Financial Times au sujet de Bouygues) ou à l’étranger. Les quelques lobbyistes patentés qui ont réussi à développer une activité en France souffrent précisément de la concurrence invisible de pratiques d’influence opaques. Leurs principaux concurrents sont les grandes agences de communication qui, d’une part, entretiennent des liens étroits avec les media en tant qu’agences de publicité et conseils en image pour les grands annonceurs et, de l’autre, conseillent les hommes politiques pour leur communication pendant leur mandat ou en campagne.
Que recouvre ce déni qui n’est pas, on l’a compris, sans intérêt pour les plus habiles à faire valoir leurs positions ? Avant tout la difficulté à considérer les intérêts en présence dans leur diversité et leur irréductibilité à un intérêt commun. La difficulté à admettre la nature profondément conflictuelle de la société, sa complexité. La comparaison des approches européenne et française du lobbying révèle donc à la fois l’hermétisme français au modèle politique européen et l’hypocrisie d’un « modèle français » où l’intérêt général sert d’alibi à la défense des intérêts de quelques uns. Ce dont la démocratie a besoin, ce n’est pas de moins de lobbies mais de lobbies plus variés et plus vigoureux, de décideurs publics intègres – cela va sans dire mais encore mieux en le disant – et soucieux de préserver l’équité entre les intérêts en présence, mais surtout de relations plus claires entre les media (car tout lobbying est une affaire de communication), la politique et le monde des affaires.
Le monde bruxellois n’est pas exempt d’idéologie, loin s’en faut. La vulgate libérale y est fort répandue. Reste que le réalisme prime en général sur l’idéologie. Le principale leçon à tirer du modèle européen, c’est celle de l’intérêt qu’il y a à prendre en considération, précisément, les intérêts en présence. Pas l’intérêt général, tel que nous le vénérons et qui est une sorte d’abstraction immanente, de voile pudique jeté sur la dure réalité sociale. Mais les intérêts en présence, antagonistes et concrets, les intérêts « sonnants et trébuchants », serait-on tenté de dire. Leur prise en compte serait un acte de réalisme, donc un gage d’équité et d’efficacité.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)