L'harmonisation fiscale : soyons sceptiques… edit
Dans les pays développés, les taux d'imposition sur les profits des entreprises ont connu depuis vingt ans une baisse significative. Cela s'explique notamment par la part croissante des multinationales dans l'activité économique. Quand les Etats décident de leurs structures fiscales, ils intègrent en effet cette différence fondamentale entre les multinationales et les entreprises purement domestiques : leurs activités sont mobiles. Quand elles ont à arbitrer entre différents sites, les multinationales peuvent intégrer dans leurs critères de sélection les taux d’imposition et les avantages fiscaux. Une entreprise opérant dans plusieurs pays a par ailleurs, ce qui est loin d’être négligeable, une marge considérable pour choisir celui où elle déclarera ses profits et où elle paiera l’essentiel de ses impôts. En concentrant leurs coûts déductibles dans les pays fortement taxés et leurs revenus imposables dans les pays à faible pression fiscale, les multinationales ont ainsi les moyens de réaliser des économies significatives sur leur facture fiscale mondiale.
Confrontés à ce phénomène, les Etats n'ont pas manqué de remarquer qu'en réduisant le taux de l'impôt sur les sociétés, ils peuvent attirer les investissements des multinationales et par voie de conséquence taxer une plus grande partie de leurs profits mondiaux. Ce processus a commencé en 1984 quand les Britanniques ont fait passer le taux de l'impôt sur les sociétés de 52 % à 35 %, tout en réduisant les différentes niches afin d’élargir la base fiscale. Les Etats-Unis ont mené une réforme semblable en 1986, et de nombreux pays ont suivi. L'Irlande détient le record européen avec un taux d'impôt sur les sociétés de 12,5 %, mais de nombreux pays de l’Union, parmi lesquels la Suède, la Finlande et l'Autriche, ont fait passer leur taux sous la barre des 30 %. Certains de ces pays à faible pression fiscale ont ainsi profité de hauts niveaux d'investissements intérieurs, même si les revenus qu’ils tirent de l'impôt sur les sociétés sont en revanche assez variables.
Cette tendance ne semble pas prête de s’inverser. Dans l'Union Européenne, la pression à la baisse a été intensifiée par l’arrivée en 2004 de dix nouveaux Etats membres, dont neuf ont des taux d'impôt sur les sociétés au-dessous de 30 %. Dans l'UE 15, le taux moyen de l'impôt sur les sociétés est passé de 38 % en 1995 à 30 % en 2005. Ce mouvement n’a pas affecté que les petits pays ; pendant cette période, des coupes significatives ont eu lieu aussi bien en France qu'en Allemagne.
Tant que les taux d'impôt sur les sociétés continueront à être déterminés par les Etats et que se poursuivra la mondialisation de l’activité économique et des marchés de capitaux, on peut s'attendre à ce que cette tendance à la baisse continue. Les taux d'impôt sur les sociétés de 50 % ou plus, encore communs il y a un quart d'un siècle, seraient désormais un obstacle sérieux aux investissements des grandes entreprises mondiales, et ce choix pourrait bien avoir comme conséquence une baisse du revenu de l’impôt. De tels taux ne sont tout simplement plus appropriés dans l'environnement international actuel.
Comment les Etats peuvent-ils répondre à ces pressions ? Une démarche cohérente consisterait à coopérer les uns avec les autres en harmonisant leur fiscalité sur les sociétés. Il doit bien être possible pour une coalition d’Etats d’appliquer aux profits des multinationales une taxation sensiblement plus élevée que celle qu'ils peuvent se permettre en agissant de façon indépendante. A la limite, si tous les pays acceptaient d'adopter le même taux d’impôt sur les sociétés, cela éliminerait les avantages que les multinationales tirent de leur capacité à déplacer d’un pays à l’autre leurs activités et leurs profits.
Cet argument va dans le sens des appels à une meilleure coordination de la taxation des bénéfices des sociétés à l’intérieur de l'UE. Pourtant la proposition actuelle de la Commission européenne visant à créer une base d’imposition commune échouerait sans doute à uniformiser l’imposition des sociétés dans les vingt-cinq Etats membres. Cette proposition n’a en effet guère de chance d’être acceptée par tous les Etats membres, et elle ne s’appliquerait donc, le cas échéant, qu’à un noyau dur de pays suivant des procédures de coopération améliorées. De plus, la proposition se limite à l’établissement d’une base fiscale commune ; elle ne dit rien sur l’adoption d’un taux d'imposition commun.
Moins nombreux seront les pays coopérant, plus leur capacité à taxer les multinationales se rapprochera de celle d’un grand Etat et s’éloignera de ce que pourrait faire l'UE tout entière. Certains des pays les plus petits, qui tirent de grands avantages de la faiblesse de leur taux d'imposition, ne renonceront sans doute pas facilement à certains de ces avantages en adoptant une base fiscale commune. Pour d'autres raisons, les chances qu’un gouvernement britannique dirigé par Gordon Brown embrasse cette proposition sont pratiquement nulles, et l'opposition conservatrice est encore plus eurosceptique. Un noyau dur de pays tentant de préserver leurs taux d’imposition en adoptant une base fiscale commune risquerait tout simplement de décourager les investissements et de déplacer les profits imposables vers leur périphérie.
Il n'est pas non plus certain qu’un accord sur une base fiscale unifiée, allouée aux pays individuels par une formule de répartition, réduirait la pression sur la fiscalité. Les Etats continueraient probablement à offrir des taux toujours plus bas pour attirer les investissements internationaux. Leur capacité à attirer des profits taxables dépendrait quant à elle de la formule utilisée pour répartir la base fiscale unifiée entre les pays.
Mais le problème le plus sérieux posé par cette proposition d’une base fiscale unifiée, c’est l'absence d’une procédure visant à régler rapidement les détails de la fiscalité commune pour répondre aux évolutions commerciales ou autres. Comparez le temps nécessaire pour aboutir à un accord sur la définition d’une base fiscale commune et la quantité de législation dont chaque pays a besoin chaque année pour protéger ses impôts sur les sociétés des différentes formes d'évasion fiscale et maintenir leur efficacité dans un monde en mutation. Ce besoin de flexibilité législative ne disparaîtra pas, et on ne voit pas comment on pourrait y répondre sans s’éloigner sensiblement du but et des avantages d'une base fiscale commune.
Peut-être faut-il alors se réjouir des quelques vrais avantages de la tendance à la baisse des taux d'impôt sur les sociétés. En attirant les investissements, elle peut contribuer à faire augmenter la productivité et les salaires. Et un glissement de la fiscalité en direction de l’impôt sur le revenu et des taxes sur la consommation donne aux électeurs une conscience plus nette du coût de l’Etat providence et des autres dépenses publiques.
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