Peut-on mesurer " froidement " les chiffres du chômage ? edit
Les chiffres officiels du chômage cumulent deux propriétés démocratiquement incompatibles. La première est qu'ils sont excessivement imprécis puisque l'écart peut atteindre 10%, soit 200 000 chômeurs, selon l'interprétation retenue pour la notion floue de " recherche active d'un emploi " alors même que les variations mensuelles, abondamment commentées, atteignent rarement le dixième de ce chiffre. La seconde est justement que ces chiffres sont abondamment commentés, comme étant le révélateur du succès ou de l'échec des gouvernants, et donc sont susceptibles de manipulation.
Comment donc éviter la manipulation des chiffres? Il faudrait combiner la publication des chiffres du chômage à ceux de l'emploi. On aurait alors certaines surprises. Examinons en effet ces deux statistiques depuis un an. Entre décembre 2004 et décembre 2005, le chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) est passé de 2,729 millions à 2,611 millions, soit une baisse de 118 000 chômeurs. En revanche, en ce qui concerne l'emploi salarié, il n'existe pas de statistiques mensuelles précises, puisque l'INSEE et la DARES ne communiquent mensuellement que des estimations floues de taux de croissance de l'emploi. D'où la précipitation par défaut sur les statistiques du chômage, d'autant plus que les chiffres d'emploi pour le dernier trimestre 2005 ne sont pas encore rendus publics. Considérant donc les séries trimestrielles d'emploi salarié (plus précises mais qui reflètent mal les effectifs des entreprises de moins de dix salariés) entre septembre 2004 et septembre 2005, on observe une hausse de 39 500 postes de travail, soit une progression de 0,3%, autant dire pas grand chose.
Pour résumer donc, un seul emploi salarié a été créé pour trois chômeurs sortis des statistiques. Ironiquement, les économistes du travail ont défini depuis longtemps un effet similaire, connu comme étant l'effet de flexion, particulièrement fort dans les années 1960 et 1970 où les travailleurs féminins servaient de réserve de main d'œuvre s'ajustant au cycle économique : lorsque 100 000 emplois étaient créés, le chiffre du chômage ne baissait que de 30 000 à 60 000, en raison de l'afflux de travailleurs supplémentaires. Le ratio était non pas de trois, mais de moins de un demi !
Qu'est ce que cela signifie en définitive ? C'est la preuve claire que les flux entre activité et inactivité sont le paramètre dominant à considérer pour décrypter les évolutions du marché du travail français. Examinons donc les chiffres des sorties du chômage : sur les quatre derniers mois de 2005, ils étaient en hausse de 111 000 par rapport à la même période de 2004 sur un total de 1,6 million. D'où vient cette progression ? Il y a eu environ 42 000 reprises d'emplois supplémentaires d'une année sur l'autre, soit 3% de toutes les sorties sur la période, et 16 000 entrées en stage de moins. Dans le même temps, on a constaté 900 000 " autres motifs de sortie " soit une hausse de 86 000 par rapport à la même période en 2004. Cette hausse est due essentiellement aux absences au contrôle. Au total, 38% des sorties du chômage sont des reprises d'emplois, ce qui corrobore les chiffres précédents.
Il faut donc le dire et le redire : quel que soit le soin que les instituts de statistiques ou les directions de ministère prendront à mesurer le concept de chômage, les difficultés intrinsèques domineront toujours. Profitant de l'ambiguïté, les gouvernants choisiront toujours les chiffres qui les arrangent, tandis que leurs opposants contesteront ces chiffres et choisiront d'autres définitions, quitte, revenus au pouvoir, à reprendre les mêmes pratiques. Le débat démocratique n'en sort pas grandi : au mieux, les citoyens sont simplement incapables de trancher sur l'évolution réelle du marché du travail. Au pire, ils cessent de croire dans les statistiques officielles. Notons cependant que ce genre de situation n'est pas l'apanage des statistiques du marché du travail : que ce soit la perception de l'inflation au moment du passage à l'euro ou les perceptions de la criminalité, l'écart avec les chiffres officiels traduit une grande méfiance de la population.
Le divorce entre le pays et ses producteurs de statistiques ne profitant qu'aux extrêmes, il est urgent de supprimer le battage médiatique autour des chiffres du chômage et au contraire se concentrer sur un indicateur nettement moins contestable, le nombre total d'heures travaillées, en volume et en taux d'emploi, rapportées à la population en âge de travailler, voire à la population totale si on veut mesurer par-là la capacité de l'économie à financer sécurité sociale et retraites. La mise en place d'un tel indicateur, plus fiable que les chiffres du chômage, permettrait notamment d'y voir plus clair sur l'apport en emploi du CNE. D'un point de vue démocratique et avant d'envisager de généraliser la formule, ce ne serait pas totalement inutile.
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