De Suez à Damas, l’effacement de l’Europe edit
Etrange retour de l’histoire : à l’automne 1956, deux Etats européens, la France et la Grande-Bretagne, étaient priés par les Soviétiques et les Américains, dans une démarche concomitante sinon concertée, de quitter le canal de Suez. Soixante ans plus tard, Russes et Américains tentent de trouver une issue négociée à la guerre civile en Syrie, sans même informer les Européens de leurs arrangements « secrets ». Il n’est pas question de comparer deux situations où les différences l’emportent sur les analogies. S’il y a une constante, c’est l’effacement de l’Europe qui, en six décennies, n’a pas été en mesure de s’imposer comme un acteur indispensable, notamment dans une région du monde où ses grands Etats étaient présents jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.
1956 marque justement une césure. L’action « mal préparée et pathétique » – pour reprendre une expression du grand diplomate américain George Kennan – de Londres et Paris contre la nationalisation du canal de Suez décidée par le colonel Nasser, représente la dernière tentative des puissances européennes de jouer un rôle déterminant au Moyen-Orient. Elle marque aussi une prise de conscience de la faiblesse des Etats européens et de leur incapacité, pris individuellement, à rivaliser avec les deux « Grands ». De la calamiteuse expédition de Suez, les Britanniques et les Français tireront des conséquences opposées qui restent d’actualité à l’heure du Brexit.
Les premiers en sortent convaincus qu’ils n’ont d’autre choix que d’entretenir « les relations spéciales » et de coller à la politique extérieure américaine. Affublé du surnom de « caniche de George W. Bush », Tony Blair en livrera encore un exemple au moment de la guerre en Irak de 2003 mais bien d’autres épisodes pourraient être cités dans la longue saga des rapports entre Washington, Londres et l’Europe continentale.
De Suez, les Français reviennent avec la conviction qu’ils ne doivent pas s’en remettre aux Américains et que le salut passe par le développement d’une politique étrangère et militaire autonome, éventuellement appuyée sur une coopération européenne, y compris pour la fabrication d’une arme nucléaire. En 1956, les ministres de la défense de la France, de l’Allemagne et de l’Italie ont signé un accord de coopération dans le domaine de l’énergie atomique. Cet accord sera dénoncé par le général De Gaulle lors de son retour au pouvoir en 1958.
Coïncidence, le 6 novembre 1956, au lendemain de l’ultimatum du maréchal Boulganine, chef du gouvernement soviétique, qui menace de lancer ses fusées sur Londres et Paris si le canal de Suez n’est pas évacué par les forces franco-britanniques, le chancelier Adenauer se trouve en visite à Paris. Devant le ministre français des Affaires étrangères, Christian Pineau, il tire argument de l’embarras de ses interlocuteurs pour prononcer un plaidoyer en faveur de l’Europe : « La France et l’Angleterre ne seront jamais des puissances comparables aux Etats-Unis et à l’Union soviétique, dit-il. L’Allemagne non plus, d’ailleurs. Il reste un seul moyen pour jouer un rôle décisif dans le monde, c’est de faire l’unité de l’Europe. L’Angleterre n’est pas mûre pour cela, mais l’affaire de Suez va aider à préparer les esprits. Nous n’avons pas de temps à perdre. L’Europe sera notre revanche. »
Dans un monde complètement transformé par la fin de la guerre froide, la disparition de l’Union soviétique et de la menace communiste, la montée de nouvelles puissances et le retrait relatif des Etats-Unis, la conviction du vieux chancelier démocrate-chrétien, qui avait été écarté de sa mairie de Cologne par le régime nazi, n’a rien perdu de sa pertinence. Pendant six décennies, les Européens, à l’Ouest tout d’abord puis avec ceux de l’Est après la chute du Mur, se sont employés à créer le moyen « de jouer un rôle décisif dans le monde ». Ils y ont parfois réussi, dans certains domaines plus que dans d’autres, en économie plus qu’en politique extérieure. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. La liste exhaustive des tentatives de doter l’Europe d’une diplomatie et d’une politique de sécurité commune serait fastidieuse. Celle des occasions manquées aussi. Des querelles de préséance entre l’Alliance atlantique dominée par les Américains et une Europe de la défense que les Français s’obstinaient à vouloir autonome, faute de pouvoir être indépendante, contre l’avis de tous leurs partenaires, ont freiné les coopérations concrètes.
L’Union européenne s’est en principe dotée des instruments institutionnels lui permettant d’avoir une diplomatie commune, une personnalité pour la représenter épaulée par un service d’action extérieur. Le bilan n’est pas entièrement négatif. Le premier Haut Représentant pour la politique extérieur et de sécurité commune, Javier Solana, a joué pendant des années le rôle d’honnête courtier dans la négociation sur le nucléaire iranien. Même Catherine Ashton, qui lui a succédé, a été active dans la normalisation des relations entre la Serbie et le Kosovo. Pour ne citer que deux exemples.
Mais, soixante ans après Suez, force est de constater l’effacement de l’Europe dans le conflit qui ronge le Moyen-Orient depuis plus de cinq ans en Syrie. Une solution politique, qui semble d’ailleurs de plus en plus incertaine, repose sur une éventuelle entente entre Washington et Moscou. Les Européens sont hors jeu. Certes, ils participent à la coalition internationale contre l’Etat islamique. Les Français et les Britanniques bombardent les djihadistes. Quelques autres fournissent une aide logistique ou du matériel de surveillance. Mais tout se passe comme s’ils ne pesaient pas dans les rapports de force. Ils sont à peine tenus informés de ce dont discutent les Américains et les Russes. Le 9 septembre, le secrétaire d’Etat américain John Kerry et le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov ont conclu un accord en vue d’un cessez-le-feu. Cet accord est resté secret. Il contenait des dispositions sur la distinction entre les groupes considérés comme terroristes et les forces d’opposition. Il n’a même pas été communiqué aux chancelleries européennes.
La trêve n’a pas duré plus de quarante-huit heures mais cet échec ne signifie en rien que l’heure des Européens pourrait avoir sonné. Ils ne possèdent pas les leviers qui pourraient leur permettre de peser vraiment sur le rapport des forces. Malgré toutes les difficultés liées aux orientations opposées de la France et de la Grande-Bretagne à la suite du fiasco de Suez, les deux pays avaient fini par se rapprocher. Ils étaient les deux seuls dans l’Union européenne à avoir un siège permanent au Conseil de sécurité et à être des puissances nucléaires. Ils étaient les seuls à maintenir un appareil militaire capable d’être projeté à l’extérieur. Après l’accord de Saint-Malo de 1998, qui était censé enterrer la hache de guerre entre l’OTAN et une Europe de la défense, plusieurs accords de coopération, y compris nucléaire, ont été signés entre Londres et Paris. Cette coopération bilatérale aurait pu être l’embryon d’une politique européenne de sécurité. Le Brexit risque de ruiner des espoirs qui avaient déjà beaucoup de mal à se concrétiser. Ce n’est en tous cas pas à Damas que l’Europe prendra sa revanche sur Suez.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)