Le monde unipolaire est terminé edit
Le monde est enfin entré dans la véritable après-Guerre froide. Avec l'intervention militaire de la Russie en Géorgie, une nouvelle ère commence pour les relations internationales. Cela ne sera ni un retour à la Guerre froide, comme veulent le faire croire au monde différents porte-parole des États-Unis, ni un retour au dix-neuvième siècle et à la politique classique de l’équilibre des puissances, comme pourraient l’espérer certains Russes. En démontrant que Moscou, elle aussi, a des « lignes rouges », le conflit géorgien a fait exploser le mythe d’un monde unipolaire.
Ce à quoi nous assistons est l'apparition d'une forme inédite de multipolarité, dans laquelle la scène internationale sera structurée par un nombre toujours plus petit d’unités toujours plus grandes. Quelques-unes seront des États-nations classiques comme la Chine et l'Inde ; d'autres seront des régimes régionaux comme l'Union Européenne, l'Union Africaine et l’ASEAN. Mais l'agenda sera dominé par l’économie, le commerce, le développement, l’accès aux ressources, et l'environnement. Une guerre entre n'importe lequel des grands acteurs est une option à peine envisageable. Le nom de ce jeu, c’est le multilatéralisme complexe.
Depuis 1989, nous avons déjà connu deux versions du « nouvel ordre mondial ». Toutes deux se sont avérées artificielles, du fait de l'implosion imprévue de l'Union Soviétique puis du retour retardé de la Russie au premier plan. Les deux versions ont suscité des illusions comparables. La première, symbolisée par les années Clinton, a projeté l'illusion du libéralisme et celle de l'interventionnisme. La seconde, symbolisée par les années Bush, a projeté l'illusion de la promotion de la démocratie et celle de l'action préventive. Ces deux versions artificielles de l'ordre post-Guerre froide ont été facilitées par l'absence relative de la Russie.
La Russie est désormais de retour, et le monde devra s’y faire. De nouveaux équilibres devront s’imposer, pas seulement entre « l'Ouest » et la Russie, mais aussi entre Moscou et les puissances de son vaste voisinage.
Le désir explicite de la Russie de rétablir un contrôle hégémonique sur ses proches voisins – y compris leurs réserves de pétrole stratégiques – exigera un engagement diplomatique sensé et créatif, non seulement de l'UE et des Etats-Unis, mais aussi des autres pôles. Évoquer une « punition » de Moscou est inutile et dénué de pertinence. Il faut en revanche apprendre à penser la façon dont le monde, à travers une forme nouvelle et complexe de multilatéralisme, peut négocier un avenir plus équilibré et plus sûr.
L'Ouest et la Russie ont besoin de coopérer dans trois secteurs stratégiques majeurs : la contre-prolifération nucléaire ; le contre-terrorisme ; et la sécurité énergétique. Mais les intérêts des États-Unis et de l'UE ne sont nullement identiques. La géographie (comme pendant la Guerre Froide) fait une grande différence. Cela dit, il est vital de maintenir autant que faire se peut une unité de parole, à la fois entre Washington et Bruxelles, et entre les états-membres de l'UE. Rien que pour cela, il est temps de débrancher les porte-voix et d’engager avec la Russie un dialogue discret, réaliste et imaginatif. La visite de la troïka européenne à Moscou la semaine prochaine devrait se focaliser sur les problèmes où la convergence d'intérêts est la plus nette : la stabilité régionale, la construction d’une confiance mutuelle, l’interdépendance commerciale et économique, l’Iran. La discussion et la négociation sont plus importantes que jamais.
L'Otan devra affronter le conséquences désagréables du pari de Saakashvili. Une adhésion des Géorgiens (et des Ukrainiens) à l'Alliance Atlantique semble à présent absolument impossible. Cela pose (une fois encore) la question existentielle : qu’est-ce que l’Otan ? Quels sont ses objectifs politiques et quels sont ses réalités opérationnelles ? Par exemple, l'Otan est en Afghanistan, mais il n'existe aucun accord politique intérieur sur ce que l’Alliance devrait faire, précisément, en Afghanistan. Et au-delà de cette question, il y a encore moins d’accord sur ce qu’elle devrait faire à long terme. C’est une réalité déplaisante, que le prochain président américain et les dirigeants européens ne pourront pas continuer à éluder en poursuivant, comme une fuite en avant, l’élargissement de l’Alliance. L'Alliance aura besoin de se redéfinir, une fois encore, mais cette fois-ci dans le contexte de l’ « abandon » (faux ou juste incroyable) de la Géorgie.
Une confrontation militaire entre la Russie et l’Occident est inconcevable. Une guerre entre les principaux pôles émergents est de moins en moins probable, et elle le sera toujours moins. Personne n’imaginerait gagner quoi que ce soit par un conflit militaire. Malheureusement, cela ne signifie pas que les petites puissances à proximité immédiate de l'un ou l’autre des pôles puissent se comporter imprudemment. La Géorgie vient de l’apprendre à ses dépends.
L’onde de choc de la guerre géorgienne continuera de se faire sentir pendant plusieurs décennies, à mesure que se développera la « vraie » ère post-Guerre froide. Les tensions, les malentendus et mêmes des gaffes tactiques, voire stratégiques, sont inévitables. Mais peut-être que l’une des conséquences positives de ce moment particulier sera que les hommes d'État devront s’occuper du monde tel qu’il est et non du monde qu'ils avaient imaginé.
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