Sur l'Europe Paris et Londres sont toujours divisés edit
Deux discours, deux langues, deux façons de penser, deux publics différents : un combat s'annonce-t-il sur l'avenir de l'Europe ? Le discours prononcé le 15 novembre à Bruges par le secrétaire britannique aux Affaires étrangères David Miliband et celui du président Sarkozy deux jours avant pourraient difficilement être plus différents dans le ton, le style et le vocabulaire. Chacun, clairement, avait l'autre en ligne de mire. Tous deux commencent avec un rappel historique : la raison d'être de l'UE fut toujours de dépasser un passé fratricide en s'unissant autour des valeurs communes (Miliband) et de la quête d'une destinée commune (Sarkozy). La destinée implique un projet politique, les valeurs des procédures communes. Ce n'est pas la même chose.
Pour Miliband, il s'agissait d'exorciser les fantômes du fameux discours de Bruges de Margaret Thatcher (1988), où le Premier ministre de sa Majesté avait dénoncé le risque d'" un super-État européen faisant entrer le socialisme par la porte de derrière ", ce qui devint le cri de ralliement des eurosceptiques britanniques. Tony Blair avait dû lui aussi reprendre ce moto à plusieurs reprises, mais dans un moment d'égarement, en octobre 2000 à Varsovie, il avait souhaité que l'UE devienne une superpuissance. S'il y a deux choses qui hérissent le poil des Britanniques, c'est l'idée d'un super-État européen et celle d'une armée européenne. Miliband a rejeté catégoriquement les deux termes, réaffirmant à plusieurs reprises que l'Union " n'est pas et ne sera jamais " un super-État ou une superpuissance. À eux deux, ces deux termes apparaissent neuf fois dans son discours. Que ni l'un ni l'autre n'aient jamais été une possibilité sérieuse n'est pas la question. L'enjeu était de les faire disparaître, une fois pour toutes, du débat britannique sur l'Europe. Le discours cherche à traiter avec le ressenti autant qu'avec la réalité.
Quant aux fantômes que Sarkozy cherche à conjurer, c'est le "Non" au Traité constitutionnel en 2005. Mais au lieu d'essayer d'enterrer ce refus, il a insisté sur le fait que les dirigeants européens devaient le prendre en compte et lui apporter une réponse. Les deux grandes craintes des Français, exprimées par les partisans du " Non ", sont les menaces matérielles posées par la mondialisation et la perte d'identité nationale et culturelle associée à l'expansion constante de l'Union européenne.
Tandis que Miliband cherche à renvoyer le thatchérisme au passé, pour mieux dessiner l'avenir de l'UE, la vision européenne de Sarkozy est directement nourrie des leçons du " Non ".
Miliband innove en proposant comme alternative au super-Etat de Thatcher et à la superpuissance de Blair la vision d'une Europe comme " modèle de puissance ", une notion qui revient pas moins de neuf fois dans son discours. Que veut-il dire par là ? L'expression contient à la fois des éléments de substance et des éléments prescriptifs.
L'intégration européenne, explique Miliband, " peut tracer une voie pour la coopération régionale entre pays de tailles moyenne et petite ". Même s'il ne va pas jusqu'à l'idée d'un monde multipolaire son hymne à la coopération régionale suggère néanmoins la croyance en un monde structuré par un nombre toujours moindre d'unités toujours plus grandes, sur le " modèle " (le mot revient treize fois) de l'UE. Serait-il possible qu'ici, le Royaume-Uni ait finalement produit une authentique vision de l'avenir de l'UE ?
Le concept de " modèle de puissance " implique en matière de politique quatre impératifs, qui déplacent le débat loin de la " focalisation sur le changement interne " qui, pour Miliband, a dominé l'Union européenne depuis ses origines. Même s'il admet que la modernisation des systèmes sociaux et économiques de l'UE exige de continuer les réformes, son souci est que l'UE s'intéresse au monde hors de ses frontières : " les défis du 21e siècle sont globaux ". Ses quatre priorités sont : l'ouverture, le partage, le droit international et l'écologie. Dans chacun de ces domaines, il affirme que l'UE peut être en pointe.
L'ouverture est un concept fourre-tout, destiné à éviter les polémiques sur une " mondialisation " qui, pour Miliband, demande d'abord à être bien gérée. L'Europe, dit-il, doit être grande ouverte : aux échanges, aux idées, aux investissements et aux services. Cette politique exigera aussi d'ouvrir la porte aux immigrants mais, à long terme, elle promouvra aussi le développement dans les pays d'émigration, aidant ainsi à réguler les pressions migratoires. Regardant de l'autre côté de la Manche, il donne un plaidoyer passionné contre le protectionnisme, tout en affirmant (presque pour nuancer) que le " modèle " européen réconcilie le dynamisme économique avec la justice sociale.
Parlant de " partage ", Miliband imagine une Europe aidant à " surmonter les divisions religieuses, régionales et culturelles, surtout avec le monde musulman ". Puisque l'UE elle-même représente " le triomphe de valeurs partagées ", elle est idéalement placée pour partager ces valeurs plus largement, via des institutions et des activités rayonnant hors de son territoire. Avec là encore un coup d'œil en direction de l'occupant actuel du Palais de l'Elysée, Miliband affirme que l'élargissement potentiel de l'UE à ses voisins n'a pas de fin assignable.
Son plaidoyer pour la promotion du droit international et des droits de l'homme actualise le discours de Chicago de Tony Blair (1999) en mettant en valeur l'intervention humanitaire, la responsabilité de protéger et la gestion internationale des crises. L'UE s'impose comme un modèle de puissance dans le fait qu'elle déploie toute la gamme des instruments de gestion de crise développés par la Politique européenne de sécurité et de défense depuis le Sommet de Saint-Malo en 1998 : de la capacité d'envoyer des troupes militaires à l'art subtil de la reconstruction de pays. Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner ne pourraient qu'applaudir !
Enfin, Miliband tire la sonnette d'alarme sur la question écologique, notant que le modèle de puissance du 21e siècle doit être " une puissance à faible consommation de carbone ". Une réglementation est impérative et le secrétaire britannique aux Affaires étrangères n'hésite pas à proposer une Banque européenne du carbone pour fixer les limites d'émissions futures.
Miliband présente ses propositions comme des mesures concrètes et pragmatiques, dépourvues de dimension politique - des politiques sans la politique. Le discours de Nicolas Sarkozy est au contraire très abstrait et effrontément politique. De part et d'autre, le message est clair : les Britanniques n'ont jamais accepté que l'UE soit un projet politique, et les Français ne l'ont jamais perçu comme autre chose qu'un projet politique.
La pièce centrale du discours de Sarkozy est une croyance affirmée dans la vertu transformatrice du débat politique. Au cœur de son argumentaire, il y a l'affirmation que " j'ai toujours préféré la règle de la majorité à la règle de l'unanimité ". Après tout, le discours est prononcé au Parlement européen... Mais l'idée générale est que l'Europe tout entière doit engager un débat politique intense et complet sur son avenir, dont l'issue sera le triomphe d'un argument contre un autre et - selon les règles de la procédure démocratique - l'acceptation disciplinée des vues de la majorité par la minorité. Contre Miliband, qui plaide pour une règle de l'unanimité " respectueuse de l'identité nationale ", Sarkozy accuse l'unanimité de donner le pouvoir aux minorités, d'empêcher des initiatives hardies, et de conduire à l'impuissance.
Comme exemple de procédure politique au sein de l'UE, Sarkozy cite le débat transnational qui a finalement persuadé ceux qui avaient ratifié le Traité Constitutionnel de jouer la carte du Traité Réformateur. C'est, dit-il, " une victoire politique de l'Europe sur elle-même ". On peut y voir une négation ironique du principe de la règle de la majorité que l'orateur venait d'exalter, principe selon lequel la France aurait dû elle-même s'aligner sur la majorité pour accepter le Traité ! Mais le président français a cité trois champs plus vastes où une démarche politique peut faire avancer l'Europe.
Le premier est la protection de l'identité européenne. Sarkozy cherche à maintenir la diversité interne au sein d'un cadre unique de civilisation en assurant la protection contre les forces extérieures qui pourraient remettre ce cadre en question. On pense bien sûr à l'accession de la Turquie. Là où Miliband cherche à étendre la dialectique de la diversité dans l'unité, en éliminant explicitement la finalité, Sarkozy formule la finalité comme un impératif politique.
L'Europe, dit-il, doit aussi protéger ses citoyens contre les risques et les dangers de la mondialisation - qu'il appelle la " marchandisation du monde ". C'est son deuxième grand champ politique. Là où Miliband célèbre l'ouverture sans oublier pour autant la solidarité sociale, Sarkozy renverse ces priorités. L'élément-clé de son discours est la protection. Cela ne signifie pas protectionnisme, car l'Europe, rappelle-t-il, a adopté l'économie de marché.
Prêchant séparément leurs propres convertis, Sarkozy et Miliband affirment ainsi que le verre est à moitié plein ou à moitié vide, selon la perspective nationale. Au-delà des rhétoriques culturelles, promeuvent-ils des politiques réellement différentes ? Sur la question de l'inclusion et de l'exclusion la réponse est clairement oui, sur celle des marchés et de la politique sociale, probablement pas.
La troisième priorité de Sarkozy est aussi celle de Miliband : la politique de sécurité et de défense. Même si Sarkozy donne moins de détails que Miliband, il est presque certain ici que les deux orateurs et les deux pays ont en vue le même objectif. La seule ombre à l'horizon - et ce pourrait être un point décisif - reste la relation non spécifiée que chacun cherchera à établir avec la seule superpuissance. Le discours de Sarkozy devant le Congrès américain le 7 novembre et le discours de Gordon Brown à Mansion House cinq jours après ont suggéré que chacun des deux dirigeants souhaitait d'être le meilleur ami de l'Amérique. Que veulent-ils dire exactement ? Dans la procédure politique actuelle qui vise à rétablir un équilibre entre les ambitions militaires de l'Europe et les nouvelles structures d'une alliance Atlantique transformée, la réponse ne devrait pas tarder. Objectivement, la France et le Royaume-Uni ont des intérêts nationaux et européens identiques à trouver le bon équilibre. Il existe pourtant un risque de voir les discours et perceptions passées contribuer à les opposer sur une question qui devrait les unir. Pour la France, la politique de défense est partie intégrante du projet européen, pour le Royaume-Uni il s'agit principalement d'une procédure d'adaptation.
Au delà des similarités de surface sur ces champs politiques essentiels, les profondes différences de vision de l'UE suggèrent des conflits à venir. Sarkozy voit l'UE comme un projet politique avec des frontières définitives et des objectifs stratégiques clairs. Miliband la voit comme un procédé technocratique engageant tactiquement avec un arrière-pays toujours plus vaste et un horizon global. Les chances de voir l'un des deux accepter de respecter démocratiquement la ligne de l'autre, si celle-ci était majoritaire, sont assez minces.
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