Les leçons de Guantanamo edit

16 juin 2008

Le procès qui se déroule à Guantanamo contre Khalid Sheikh Mohammed, l’un des principaux organisateurs présumés des attentats du 11 septembre 2001, devrait représenter l’un des actes conclusifs de cette tragique saga qui nous accompagne depuis presque sept ans. Au-delà des questions purement juridiques, c’est le fondement même des démocraties qui est en jeu.

Les Etats-Unis ont accordé pour la première fois une certaine publicité à un procès mené devant une commission militaire. Cette publicité arrange Washington, qui peut enfin démontrer au monde entier que ceux qui sont appelés à répondre de leurs agissements devant la justice militaire sont de dangereux terroristes. Les accusés se prêtent bien à leur rôle. Khalid Sheikh Mohammed avec sa longue barbe blanche et son air ascétique incarne l’archétype du terroriste d’Al-Qaeda. Voué au sacrifice personnel, il a souhaité être condamné à la peine de mort et devenir ainsi un martyr.

Cette mise en scène semble satisfaire aux besoins du public. Le mal incarné par le terroriste qui a admis sa responsabilité sous la contrainte ; la justice comme vengeance de la souffrance subie par le peuple ; et la catharsis de la probable condamnation à la peine de mort. Comme dans toute tragédie, la force du message purificateur requiert une simplification de la réalité. Peu importe que des charges pénales aient été portées seulement contre une quinzaine d’individus parmi quelques centaines de détenus de Guantanamo et que les aveux extorqués par les interrogateurs de la CIA au moyen d’une coercition physique et psychologique que la plupart de pays qualifieraient de torture puisse être considérés comme des preuves devant les commissions militaires. Les restrictions apportées aux droits de la défense au nom de la sécurité nationale et le fait d’être jugé par une juridiction militaire spéciale (créée pour l’occasion) qui doit appliquer un drôle de mélange (aussi créé pour l’occasion) de droit pénal interne et de droit international humanitaire sont des détails techniques que le public veut bien s’épargner.

Après tout, nous sommes presque arrivés à l’épilogue de l’histoire. Les Etats-Unis doivent aller de l’avant pour ne pas perdre la face, ce qui explique les quelques procès en cours, mais tout le monde souhaite que Guantanamo soit fermé aussitôt que possible. Les quelques dizaines de détenus qui s’y trouvent encore et qu’aucun pays n’a l’intention de reprendre trouveront enfin quelqu’un qui consent à les accueillir et Guantanamo ne sera plus qu’un mauvais souvenir pour la conscience de l’humanité.

Et pourtant, il serait malvenu de reléguer ce souvenir dans les plus profonds recoins de l’âme sans se demander quelles leçons il faut tirer de cette expérience tragique qui a tant fait parler le monde. En voici quelques-unes.

Les juristes ont analysé de façon très pointue les raisons pour lesquelles le traitement des prisonniers de Guantanamo n’était pas conforme aux standards du droit international humanitaire ainsi que des droits de l’homme. Le déni de toute garantie juridique, tel que le droit de pouvoir avoir accès à un juge indépendant qui se prononce sur la légalité de l’arrestation et de la détention (le droit à l’habeas corpus), le droit de connaître les charges soulevées à son encontre afin de pouvoir exercer le droit de défense ne sont que quelques-uns des droits méconnus par les procédés mis en place par les Etats-Unis. La législation américaine a aussi révisé la notion de torture dont l’interdiction constitue l’une des valeurs fondamentales de la communauté internationale, en admettant la légitimité de certaines formes de coercition afin d’extorquer aux suspects de terrorisme des informations ou des aveux. 

Toutefois, le technicisme juridique limité à l’analyse de telle ou telle règle particulière ne saurait donner la juste mesure des choses. La vérité est que Guantanamo a été et continue à représenter la négation du Droit tout court, consacrant alors la victoire d’un arbitraire colossal. La négation non pas des droits mais plutôt du Droit a des conséquences qui dépassent de loin les contingences. Admettre qu’il existe des circonstances qui permettent de soustraire à la protection de la loi une catégorie de personnes ouvre une boite de Pandore qui risque de porter une sérieuse atteinte à l’idée même que toute société démocratique se fait du Droit. Le Droit ne peut et ne doit être asservi au pouvoir. Au contraire, il doit s’ériger en un instrument d’opposition au pouvoir, protégeant tous les individus contre les abus réels ou potentiels du gouvernement. Le précédent de Guantanamo a rappelé que le droit pouvait devenir un instrument d’oppression aux mains du pouvoir. Que ce précédent soit survenu dans la plus grande démocratie du monde doit rendre nos sociétés particulièrement vigilantes.


Une autre leçon à retenir est que la construction de la catégorie de l’ennemi externe n’est pas saine pour une démocratie, encore moins si on y rattache des conséquences juridiques discriminatoires. L’idée que le danger et la menace proviennent d’un ennemi qui est « l’autre » et qui n’appartient pas à notre communauté est fort rassurante mais risque de s’avérer simpliste et de produire des effets néfastes. En témoigne la législation adoptée par le Royaume-Uni au lendemain du 11 septembre 2001, qui permettait la détention à durée indéterminée des étrangers (et non des ressortissants britanniques) accusés de terrorisme. La Chambre des Lords dans son arrêt de décembre 2004 avait relevé les violations des droits de l’homme de la législation anti-terroriste. Dans son opinion très chargée émotionnellement, Lord Hoffmann avait remarqué que ce ne sont pas les terroristes qui constituent un danger pour les démocraties mais plutôt les législations discriminatoires comme celle adoptée par le Royaume-Uni. Un langage presque violent pour exprimer un souci légitime !

Cette tension entre pouvoir judiciaire et pouvoir législatif s’est produite aussi aux Etats-Unis. On se souviendra qu’en 2006 la Cour Suprême avait jugé que les commissions militaires établies par l’administration Bush étaient inconstitutionnelles et que les détenus de Guantanamo auraient dû être jugés par la Cour Martiale en bénéficiant de toute une série de garanties substantielles et procédurales comme le prévoit la législation militaire américaine en conformité du droit international humanitaire. A la fin de la même année, le Congrès a édicté, sous l’influence de l’administration, une loi, la Military Commissions Act, qui en défiant ouvertement la Cour Suprême a fourni une base législative aux commissions militaires en adoptant aussi les règles de fonctionnement et le droit applicable comme l’administration le souhaitait. En outre, la loi en question enlève aux détenus de Guantanamo tout droit de recourir à l’habeas corpus. Sur cette question, la Cour Suprême devra se prononcer à nouveau d’ici peu. Au point de vue du fonctionnement d’une démocratie cet antagonisme institutionnel risque de court-circuiter le principe de la séparation des pouvoirs. On ne sait plus à qui il revient de garantir le maintien ou le rétablissement de l’équilibre entre considérations de sécurité et respect des droits fondamentaux, dont les démocraties occidentales se proclament les champions.

Enfin, la principale leçon à tirer de Guantanamo est que les « trous noirs » ne sont admissibles ni en droit ni en conscience. Ceux qui croient que les démocraties et les valeurs qui en sont le fondement constituent encore la meilleure forme d’organisation de la vie de nos communautés devraient y réfléchir afin de ne plus permettre que la peur l’emporte sur le droit.