Intervenir en Libye ? edit
La question politique centrale en Libye est de savoir si une intervention extérieure est de nature à hâter la chute du régime. Pour répondre à cette question il faut prendre en considération trois facteurs : la légalité internationale d’une telle intervention au regard du droit, sa légitimité politique aux yeux des opposants du régime de Tripoli et enfin son efficacité opérationnelle.
La propagation des révolutions arabes confirme deux choses. La première est qu’il s’agit bel et bien d’une lame de fond aux conséquences à la fois incertaines mais excluant selon toute probabilité un pur et simple retour en arrière. La seconde est qu’au-delà de l’indéniable similitude des régimes arabes de l’Océan Atlantique au Golfe persique, les situations locales demeurent très différentes les unes des autres. L’exemple libyen nous le confirme tragiquement. Le régime de Tripoli s’est toujours senti vulnérable et s’est de ce fait préparé depuis fort longtemps non à une insurrection de cette ampleur mais à une contestation violente de son autorité. La marginalisation de l’armée régulière au profit de milices constituées d’ étrangers, l’ostracisme politique manifesté à l’égard de l’est du pays, la logique obsidionale animant un régime ayant été pendant plus de dix ans soumis à un isolement international, la gestion strictement familiale du pouvoir sont autant d’éléments qui portent à penser que le régime libyen a toujours considéré que sa survie passait par la construction d’un rapport de forces violent, rapport de force que l’immensité de la manne pétrolière à sa disposition lui permettrait de construire sans limites. De ce fait, tous les ingrédients révolutionnaires que l’on avait cru déceler en Égypte et en Tunisie (mobilisation de la société civile à travers les réseaux sociaux, recours à des formes non-violentes d’action politique, rôle décisif de l’armée en tant que garant d’une transition pacifique et ordonnée) sont totalement absents en Libye où le pouvoir a délibérément veillé à détruire toute forme d’organisation politique structurée en mettant en place la prétendue République des masses ( Jamahiriya ). Il n’y a à ce jour en Libye aucune organisation non-gouvernementale reconnue en dehors des deux ONG dirigés respectivement par le fils et la fille du colonel Kadhafi ! Les seuls fragments de société civile organisée, et notamment les avocats, se trouvent dans l’est du pays que le régime de Tripoli n’est réellement parvenu à asservir totalement.
Au regard de la légalité internationale, une intervention militaire en Libye ne pose guère de problèmes juridiques majeurs car il est relativement aisé de s’appuyer soit sur les dispositions du chapitre VII de la Charte des Nations-Unies soit sur la résolution appelant à la « responsabilité de protéger » une population contre les crimes de guerre, de génocide , de crimes contre l’humanité ou de purification ethnique.
La légalité internationale d’une action extérieure en Libye est renforcée par sa légitimité politique. Le régime libyen n’exerce plus le contrôle effectif sur la majorité du territoire libyen et il existe depuis samedi une entité politique provisoire installée à Benghazi qui dispose d’une légitimité de fait, légitimité renforcée par la reconnaissance dont elle commence à faire l’objet de la part de la plupart des gouvernements étrangers. La déclaration d’Alain Juppé au Caire annonçant que la France ne reconnaissait désormais que le Conseil de Benghazi constitue un facteur important qui devrait se prolonger par une reconnaissance internationale sanctionnée par une résolution du Conseil de Sécurité. Le fait que la Libye ait de surcroît été exclue de la commission des droits de l’homme des Nations-Unies et suspendue de la Ligue arabe sont autant d’éléments qui attestent de l’érosion de la légitimité du pouvoir en place à Tripoli. Il n’existe d’ailleurs à ce jour que très peu d’exemples de pays où des régimes contestés ayant fait l’objet d’une opprobre aussi générale, massive et rapide. Pour autant, une intervention extérieure soulève de multiples problèmes.
Le premier porte sur sa nature. Une intervention militaire impliquant l’entrée en Libye de forces étrangères paraît à ce stade totalement exclue d’une part parce qu’aucun pays ne l’envisage et d’autre part parce qu’aucun des opposants au régime libyen ne l’accepterait. L’arrestation puis l’expulsion par les insurgés d’un commando britannique entré clandestinement en Libye sans l’accord des autorités provisoires traduit l’extrême sensibilité du sujet. Les Libyens souhaitent très clairement apparaître comme seuls responsables de leur victoire et soucieux de ne pas ternir cette conquête politique par une intervention militaire extérieure dont on sait qu’elle serait non seulement utilisée par le pouvoir de Tripoli mais également par d’autres régimes arabes menacés. La force et l’originalité des révolutions arabes actuelles vient précisément du fait qu’elles ont été endogènes et largement déconnectées de considérations extérieures au monde arabe. Il est de surcroît acquis qu’une telle initiative ne recueillerait guère l’assentiment de la majorité des membres permanents du conseil de sécurité.
Reste l’option de la zone d’exclusion aérienne qui viserait à contrôler l’espace aérien libyen par des forces étrangères. Cette hypothèse est actuellement largement souhaitée par les opposants libyens. Mais elle présente deux inconvénients. Le premier est qu’elle suppose préalablement une attaque au sol contre les dispositifs antiaériens libyens et implique de ce fait une intervention militaire aérienne. Plus fondamentalement, il est légitime de douter de son efficacité opérationnelle dans la mesure où les interventions aériennes des forces du colonel Kadhafi ont été à ce jour très peu nombreuses et se sont révélées exceptionnellement inefficaces. À Ras Lanouf, les télévisions ont montré qu’un avion de chasse libyen avait été abattu par un tireur non entraîné et disposant d’une arme anti- aérienne partiellement défectueuse. La plupart des actions meurtrières menées par les forces de Kadhafi ont été entreprises par des forces terrestres utilisant des armes lourdes contre des populations civiles. L’exemple de la Bosnie et du terrible massacre de Srebrenica confirme qu’une zone d’exclusion aérienne n’entraîne pas forcément de recul de la force contre les populations civiles.
Dans ces conditions, trois démarches peuvent être entreprises au service de l’insurrection libyenne : reconnaître officiellement les autorités de Benghazi comme les autorités politiques légitimes de la Libye de manière à signifier au régime de Tripoli que pour la communauté internationale son pouvoir est désormais considéré comme illégitime, apporter le soutien matériel militaire au nouveau pouvoir en place à Benghazi en respectant scrupuleusement ses demandes, rassembler toutes les preuves de crimes de guerre disponibles sur le terrain de manière à pouvoir déférer le jour venu tous les responsables libyens encore en vie devant une juridiction pénale internationale. Ce serait là un point tout à fait essentiel, d’une part parce qu’il exercerait une fonction forcément dissuasive sur d’autres régimes répressifs enclins à utiliser la force contre la population, d’autre part parce qu’il contribuerait à réhabiliter dans cette région du monde l’idée selon laquelle la légalité internationale n’est pas un principe à géométrie variable utilisé par l’Occident uniquement dans les situations qu’il jugerait favorable à ses intérêts.
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