Quand Sigmar s’égare… edit
Sigmar Gabriel est l’ancien patron du SPD et l’ancien chef de la diplomatie allemande. Son propos n’est donc pas dépourvu d’intérêt. Surtout lorsque ce responsable considéré comme pro-européen et très proche de la France décide de lancer une charge sans précédent contre le traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle signé en janvier dernier par Emmanuel Macron et la chancelière Angela Merkel. À ce texte il reproche de vouloir mettre en place un plan pour une Union de la défense européenne. Ce plan qui n’existe d’ailleurs pas constituerait le premier pas vers une autonomie stratégique de l’Europe qu’il réprouve car allant dans le sens d’une vision très gaulliste qui serait « en opposition avec la longue et traditionnelle approche allemande visant à contrebalancer l’amitié avec la France par des relations transatlantiques fortes avec les États-Unis et la Grande-Bretagne. Gabriel reproche ni plus ni moins à l’Allemagne d’avoir trop cédé à la France gaulliste, ce qui à ses yeux ne constitue pas un compliment… Il faut répondre à cette charge insensée qui paraît éloignée à la fois de la lettre et de l’esprit du traité.
La critique principale de Sigmar Gabriel est de dire que le nouveau traité franco-allemand éloignera l’Allemagne de l’Alliance atlantique. Il insiste d’ailleurs beaucoup pour rappeler qu’en 1963 le précédent traité avait été amendé par le Bundestag pour bien signifier l’attachement allemand à la garantie américaine, provoquant la fureur du général de Gaulle. Gabriel reproche donc à ce traité de rejouer celui de 1963 pour couper son pays des États-Unis. Le fait qu’entre-temps Trump ait été élu et ait menacé de retirer son pays de l’OTAN n’est curieusement jamais évoqué par Sigmar Gabriel sauf à croire qu’il juge indispensable de geler la relation franco-allemande pour apaiser le président américain. Si tel était le cas mieux vaut effectivement ne rien faire… et considérer que tout renforcement du lien franco-allemand devrait préalablement être passé au test de sa compatibilité avec la relation germano-américaine… Curieuse façon de penser l’Europe au moment où d’ailleurs l’opinion allemande doute très fortement des États-Unis sans pour autant en tirer toutes les conclusions politiques.
De toute façon rien dans ce traité n’est de nature à nourrir une telle crainte. L’article 4 précise que les deux pays « s’engagent à renforcer la capacité d’action de l’Europe à investir conjointement pour combler ses lacunes capacitaires renforçant ainsi l’Union européenne et l’Alliance atlantique ». Certes, la nouveauté réside dans la création d’un « Conseil franco-allemand de défense et de sécurité comme organe de pilotage ». Mais il y est encore une fois bien précisé que le renforcement des intérêts stratégiques communs à la France et à l’Allemagne découlent de leurs engagements internationaux dont « l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord ». En vérité Sigmar Gabriel reproche à la France de vouloir séparer l’Allemagne des États-Unis et d’opposer défense européenne à défense atlantique. S’il est vrai que pendant longtemps la France a pu chercher à construire une défense européenne indépendante de l’OTAN cela fait bien longtemps qu’elle a cessé d’opposer OTAN et défense européenne. Elle a d’ailleurs pleinement réintégré l’OTAN en 2008 et se montre très présente dans les différentes opérations de l’OTAN, notamment dans les Pays Baltes. Au sein de cette organisation, les États-Unis considèrent la France comme un de leurs alliés les plus solides. Par ailleurs les relations franco-américaines sont particulièrement bonnes sur le plan opérationnel aussi bien au Sahel qu’au Levant. Mais si les Américains semblent plus satisfaits de leur relation avec la France qu’avec l’Allemagne c’est parce que la France consent un effort militaire plus conséquent. À l’inverse si les relations germano-américaines ne sont plus au beau fixe c’est parce que l’Allemagne apparaît aux États-Unis comme un free rider en matière de sécurité. Ce qui distendra le lien transatlantique n’est donc certainement pas le traité franco-allemand mais la réticence profonde de l’Allemagne à accroître son effort de défense. Ce qui distendra le lien transatlantique c’est le sentiment des Américains qu’il ne sert à rien de vouloir défendre l’Europe car les Européens ne veulent pas se défendre eux-mêmes. Ce qui distendra le lien transatlantique ce n’est pas le traité franco-allemand mais l’aggravation du déséquilibre entre l’Europe et les États-Unis. Si aujourd’hui d’ailleurs les États-Unis exercent des pressions très fortes sur l’Allemagne et si leur ambassadeur se comporte dans ce pays avec une arrogance inimaginable en France c’est parce que Trump est convaincu que l’Allemagne est très vulnérable et très dépendante et que les États-Unis sont donc en droit d’exiger d’elle des contreparties.
En fait la France n’a aucun intérêt à affaiblir l’OTAN dont elle d’ailleurs dépendante comme on a pu le voir en Libye. Son message consiste simplement à dire que l’Europe a des intérêts propres à défendre et qu’elle ne saurait continuer à sous-traiter éternellement sa sécurité aux seuls États-Unis. Autrement dit l’OTAN ne saurait dispenser l’Europe de penser par elle-même et d’agir pour elle-même. On l’a bien vu en Syrie en 2013. La France était prête à intervenir. Les États-Unis ont brutalement changé d’avis et renoncé à l’opération militaire initiale. Si à ce moment les Européens avaient eu la volonté d’agir en passant outre au retrait américain ils auraient prouvé leur existence militaire sans d’ailleurs contrevenir aux intérêts américains.
L’idée d’un jeu à somme nulle entre défense européenne et défense atlantique n’est plus fondée puisque la crise transatlantique vient du mécontentement américain de voir les européens trop compter sur eux pour se défendre… Ce qui affaiblira donc le lien transatlantique ce n’est donc pas le traité franco-allemand mais la réticence de la classe politique allemande à porter le débat de la sécurité de l’Allemagne auprès de l’opinion et à lui faire comprendre que les questions de sécurité sont des questions existentielles qui peuvent être partagées mais non pas sous-traitées. L’Allemagne serait d’ailleurs beaucoup plus respectée par les États-Unis si sa crédibilité militaire était plus grande. C’est la situation actuelle qui la fragilise, qui la rend plus vulnérable aux pressions américaines. Dans le monde tel qu’il est les forts ne respectent que les forts.
Partant d’un raisonnement contestable, Sigmar Gabriel en tire des conclusions forcément biaisées. Il se montre critique vis-à-vis du concept d’autonomie stratégique de l’Europe avancée par le président français. Naturellement on peut discuter à l’infini du sens des mots mais la vraie question est la suivante : est-ce que l’Europe a des intérêts propres à défendre qui ne sont ni ceux des Etats-Unis, ni ceux de la Chine, ni ceux de la Russie ? Si la réponse est oui alors il n’y a pas de raison de craindre l’idée d’autonomie stratégique. Car celle-ci n’est pas du tout réductible à la défense. Elle renvoie à l’idée d’une vision du monde dont découlent un certain nombre d’actions politico-militaires. Si en revanche la réponse est non, le raisonnement de Sigmar Gabriel serait alors pour le moins préoccupant. Car même son successeur à la tête de la diplomatie allemande n’a cessé ces derniers temps de mettre en évidence la nécessité pour l’Europe de se montrer plus autonome dans ses choix pour échapper précisément aux pressions extérieures. C’est l’Allemagne qui est en pointe sur la mise en place d’un mécanisme permettant de protéger les échanges euro-iraniens contre d’éventuelles sanctions américaines. Et le lancement réussi du projet de chasseur franco-allemand procède de cette même volonté d’autonomie européenne. Tout ceci pour dire que l’autonomie stratégique n’est pas un nom de code pour placer l’Allemagne sous commandement français et encore moins pour prendre ses distances avec les États-Unis.
Certes, tout en critiquant l’idée d’autonomie stratégique, Gabriel soutient l’idée de souveraineté européenne. Il se montre donc favorable à la souveraineté de l’Europe dès que celle-ci viendrait à avoir des implications militaires. Comme si la sécurité se découpait en rondelles…
Sigmar Gabriel cherche à revenir sur la scène politique pour reprendre le leadership au sein du SPD et cela avec le soutien ouvert de Gérard Schroeder. Le fait intéressant est que pour tenter de réussir cette opération il croit pouvoir le faire en flattant le vieux pacifisme allemand qui préférera toujours le confort de la garantie américaine (pourtant de plus en plus fragile) à l’autonomie graduelle de l’Europe. C’est donc un très mauvais procès qu’il fait au traité franco-allemand. Et en l’instruisant à charge il ne rend service ni à l’Allemagne ni à l’Europe.
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