Le moment gaullien de l’Europe edit
Gaullien ne veut pas dire gaulliste. Le gaullisme a peut-être apporté beaucoup à la France mais l’Europe n’était certainement pas au cœur des préoccupations du général. Sa priorité c’était la France et la France seule. Pour lui l’Europe n’était au fond que le terrain de manœuvre pour une grande France. Le gaullisme était donc clairement souverainiste ce qui paraît aujourd’hui sur bien des plans non seulement impraticable mais nocif. Certes l’Europe demeure la conjonction de volontés nationales. Mais la volonté de De Gaulle de limiter la construction européenne à un jeu purement interétatique qui marginalisait les institutions communautaires est devenue contre-productive, surtout quand prévaut la règle de l’unanimité. De ce point de vue d’ailleurs la France est aujourd’hui beaucoup moins gaulliste puisque son intérêt politique est de donner précisément aux institutions européennes un contenu plus politique. Cette évolution n’a de ce point de vue rien d’étonnant. L’inter-gouvernementalisme est l’arme des plus forts. C’était précisément le cas de la France dans les années 1960. C’est aujourd’hui celui de l’Allemagne. Dans les années 1990 Wolfgang Schäuble, l’actuel président du Bundestag, préconisait une union franco-allemande à forte connotation fédérale. Aujourd’hui, il ne juge que par l’inter-gouvernementalisme notamment dans la zone euro.
Pourtant si elle n’est pas gaulliste, l’Europe est bel et bien confrontée à un moment gaullien. Gaullien car De Gaulle a été au fond le premier à avoir vu que l’avenir du continent résidait dans son autonomie politique, que les règles de la compétition mondiale font que les alliances ne sont pas éternelles et que les rivaux sont toujours aux aguets surtout lorsqu’on on baisse sa garde. Être gaullien c’est donc vivre avec l’idée que l’Europe est confrontée à une solitude stratégique qu’elle a du mal à admettre. Or la réalité du monde aujourd’hui va dans le sens de cette analyse. Pour la première fois depuis 1945, L’Europe est forcée de constater que ni les États-Unis, ni la Russie, ne lui veulent spontanément du bien. L’Europe découvre donc les contraintes de la Realpolitik et la difficulté de s’y soustraire. Mais dans cette nouvelle donne, c’est l’Allemagne qui est la plus vulnérable. Prisonnière de son histoire elle refuse toujours la puissance militaire, récuse des interventions extérieures et surestime les bénéfices de dialogues interminables avec des partenaires qui ne sont là que pour gagner du temps. Elle avait cru que la protection américaine serait éternelle, que l’agressivité russe pouvait être canalisée par l’interdépendance gazière, et que l’industrie allemande était assez forte pour ne pas avoir à craindre quoi que ce soit de la Chine. L’Allemagne vivait avec l’illusion que son modèle économique la protègerait, tout en lui permettant de dominer économiquement le continent. De ce point de vue, Madame Merkel n’a absolument rien changé à ce schéma figé de pensée. Elle n’a rien entrepris pour faire au peuple allemand la pédagogie de ce nouveau monde. Dans ce conformisme elle n’a été surpassée que par les sociaux-démocrates allemands pour qui tout vaut mieux que la force. Mais est-ce que les forces spéciales allemandes auraient été capables de libérer les otages du Benin par exemple ? C’est le genre de questions que l’on aimerait que nos amis allemands se posent. Face à l’Allemagne, la France n’est pas parfaite. Mais elle a compris depuis longtemps que dans un jeu mondial où les puissances ne se faisaient guère de cadeau le point d’équilibre entre l’indépendance des nations européennes et leur interdépendance nécessaire passait par la mise en place d’une souveraineté européenne. La souveraineté européenne c’est le moyen pour chaque nation de récupérer collectivement de la souveraineté en le partageant. Des mots, diront certains. Rien n’est plus faux.
Le plus puissant et le plus ancien des instruments de la souveraineté européenne est la politique commerciale. Séparés nous sommes marginalisés. Coalisés nous sommes respectés. De fait, face à Trump l’Europe résiste commercialement en tout cas pour le moment. Aux tarifs sur l’acier elle a répondu par des rétorsions équivalentes, ce que n’a pas fait le Japon par crainte. Sans politique commerciale commune l’Allemagne aurait déjà mis un genou à terre car c’est à l’évidence à l’Allemagne que Trump s’en prend prioritairement. À la fois parce que l’Allemagne est bien évidemment une grande puissance commerciale. Et surtout parce que c’est aussi une puissance vulnérable au chantage stratégique de Washington.
Face à la Chine, la souveraineté européenne commence elle aussi à prendre forme. Pour la première fois, l’Europe vient de se doter d’un instrument de contrôle des investissements étrangers qui se surajoute aux dispositifs nationaux existants. Il s’agit d’éviter que la Chine dépouille l’Europe de ses pépites industrielles ou qu’elle en vienne à prendre le contrôle de ses infrastructures comme elle a commencé à le faire en Grèce ou au Portugal. Les Allemands ont pendant longtemps bloqué la mise en place d’un tel dispositif de ce type pourtant proposé dès 2012 par Michel Barnier. Mais depuis 2016 et la prise de contrôle chinoise sur une entreprise de robotique les choses ont changé. L’Allemagne a renforcé son dispositif national. De surcroît et de concert avec la France elle s’est ralliée à l’idée de politique industrielle. Une idée inimaginable il y a de cela dix ans tant elle est en contradiction avec le libéralisme allemand. Certes face à la Chine les Européens continuent à être divisés. Mais le fait majeur est que les grandes nations européennes sont aujourd’hui beaucoup plus conscientes du danger chinois qu’il y a de cela quelques années. Par ailleurs l’Europe accentue sa pression sur Pékin en vue de plus de réciprocité. La Chine qui pendant dix ans a délibérément fait traîner la signature d’un traité sur l’investissement a fini cette année par prendre l’engagement de parvenir à un accord en 2020. De ce point de vue la pression de Trump sur la Chine est tout à fait positive pour l’Europe.
On ne changera pas le rapport de l’Europe au monde en un claquement de doigt. Les deux chantiers prioritaires de la puissance européenne doivent désormais porter sur la défense et la zone euro. Sur le premier sujet le projet d’avion de combat franco-allemand est une bonne nouvelle. Sur le second les choses sont plus difficiles. L’affaire iranienne montre que l’Europe ne pourra s’autonomiser face aux possibles sanctions secondaires américaines qu’en faisant tenir à l’euro un rôle beaucoup plus important qu’aujourd’hui. Mais sans actif sûr c’est-à-dire sans un plus grand partage des risques entre les États membres de la zone euro, les investisseurs étrangers continueront à privilégier le dollar. Or tant que l’Allemagne n’aura pas définitivement admis que la réforme de son modèle économique est un préalable à l’affirmation politique de l’Europe dans le monde les progrès resteront limités. Pour la première fois depuis 1945, l’Europe découvre sa solitude stratégique dans un monde où la force brute veut balayer devant elle les débris de la norme.
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