Face à Microsoft, la Commission parviendra-t-elle à s’imposer ? edit
Le 23 février dernier, une nouvelle plainte était déposée par IBM, Sun Microsystems et autres Oracle contre Microsoft pour pratiques abusives en Europe. L’âpreté du conflit entre les parties prenantes, l’appui intéressé que prêtent de grandes entreprises à l’autorité européenne, le caractère apparemment insoluble des problèmes soulevés, font de cette affaire l’un des cas emblématique du pouvoir de régulation de l’exécutif européen. Face à Microsoft, Bruxelles parviendra-t-elle à s’imposer ?
On peut légitimement se poser la question, tant ses développements récents témoignent d’une complexification de l’affaire ne serait-ce que s’agissant des restrictions de concurrence liées au monopole de Microsoft sur le marché des systèmes d’exploitation. Premièrement la décision de mars 2004, par laquelle le groupe a été condamné par Bruxelles à une amende doublée de mesures correctrices, fait l’objet d’un recours devant la justice européenne. L’instruction est en cours et les parties attendent depuis plusieurs mois leur convocation à l’audition qu’organisera la Cour.
Deuxièmement, ce recours n’étant pas suspensif, la Commission demande depuis plus d’un an la pleine application du dernier des trois volets de sa décision de mars 2004, concernant l’interopérabilité du système d’exploitation Windows. Elle menace à présent Microsoft de lui infliger une astreinte de plusieurs millions d’euros par jour, rétroactive au 15 décembre 2005. Microsoft estime s’être acquitté de ses obligations et menace, si l’astreinte était exigée, d’introduire un second recours contre cette mesure d’exécution.
Troisièmement, une coalition de clients et de concurrents de Microsoft constituée sous le nom d’European Committee for Interoperable Systems (ECIS) a récemment fait savoir qu’elle réintroduisait une plainte concernant l’interopérabilité auprès de la Commission, qui devra décider de donner suite ou pas. Ce groupe constitué de géants tels IBM, Nokia, Sun Microsystems ou Oracle estime que l’accès au marché de leurs produits est entravé par la mauvaise volonté de Microsoft à communiquer des informations sur son propre système d’exploitation. On y retrouve les principaux plaignants qui avaient amené la Commission à ouvrir des enquêtes dès les années 1990.
Cette démultiplication des procédures, classique dans une affaire d’une telle importance, n’est pas de bon augure. C’est à la perspicacité de Mario Monti, le précédent commissaire en charge de la concurrence, que l’on doit d’avoir échappé à l’enlisement jusqu’en 2004. L’Italien avait en effet considérablement élagué le dossier légué par Karel van Miert, le précédent commissaire à la concurrence, renonçant à instruire de nombreux griefs. Cette stratégie perspicace lui a permis de conclure là où son prédécesseur avait reculé.
Aujourd’hui, le cycle de l’affaire Microsoft entre dans une nouvelle phase proliférante. La commissaire Nelly Kroes a fait preuve jusqu’à présent d’une grande fermeté face aux accusations inhabituellement virulentes portées par Microsoft contre ses services. Mais son véritable défi reste d’éviter l’enlisement du dossier.
Qu’est-ce qui est en jeu avec cette affaire d’interopérabilité ? Bruxelles dénonce, chez Microsoft, une tentative assez banale dans la vie des affaires de transférer d’un marché à un autre une position dominante. Non content de tirer des marges confortables de son monopole dans les systèmes d’exploitation, Microsoft l’a en effet converti en atout pour ses autres produits et services en s’assurant que ces derniers « communiquent » mieux que ceux de ses concurrents avec un système qui équipe de fait plus de 90% des ordinateurs personnels dans le monde. Depuis que Microsoft occupe sa position dominante, les bénéfices qu’il en tire excèdent très largement l’investissement qui a été nécessaire pour y parvenir, et s’apparentent plus à une rente qu’à un profit normal. D’où la demande de la Commission de recréer sur les autres segments de marché un « level playing field », autrement dit un « champ concurrentiel équitable » sur lequel les avantages concurrentiels respectifs des acteurs aient été plus ou moins égalisés grâce, en l’occurrence, à la divulgation des informations techniques utiles à l’interopérabilité.
La querelle qui oppose Microsoft aux autorités européennes depuis quelques mois porte sur la précision et l’utilité des informations fournies. En clair, Microsoft répugne à renoncer à son avantage et à en faire, comme le lui demande Bruxelles, une sorte de bien public, ou tout au moins accessible à ses concurrents dans des conditions raisonnables. Si la rente qu’il en tire ne fait pas de doute, les exigences de la Commission n’en sont pas moins sans précédent. Jusqu’à présent, l’industrie du logiciel s’est rémunérée en protégeant le texte de ses programmes puis en en autorisant l’usage contre le paiement d’une licence. Ce modèle économique est aujourd’hui remis en cause. Il l’est une première fois par la Commission qui estime que le principe de concurrence justifie la divulgation d’informations gardées secrètes sous couvert de propriété intellectuelle (donc de leur retirer une partie de leur valeur marchande). Il l’est une seconde fois par l’industrie elle-même avec l’apparition d’autres modèles économiques qui ont substitué à la vente de licence d’autres sources de revenus pour rémunérer leurs investissements. En clair, Microsoft vient défendre à Bruxelles plus que son image : son modèle économique. Et on ne peut guère lui en vouloir de le faire avec virulence.
En demandant l’application de la décision de mars 2004, la Commission prend position dans une querelle aussi vieille que le droit de la propriété intellectuelle, mais qui a pris une acuité particulière à une époque où la croissance économique est tirée par la diffusion d’innovations immatérielles dont l’appropriation pose des problèmes complexes. Comment garantir à la fois les droits des inventeurs et la diffusion de l’innovation ? Comment partager la connaissance tout en assurant une récompense à ceux qui la produisent ? Si Bruxelles a bien su jusqu’à présent démasquer, grâce à l’appui d’entreprises concurrentes de Microsoft, des pratiques abusives, elle semble démunie lorsqu’il s’agit de trancher les dilemmes politico-économiques posés par l’économie de la connaissance. Le jugement de mars 2004 est bel et bien porteur d’une petite révolution économico-juridique qui va bien au-delà de la simple application des règles de concurrence. Si la justice américaine a choisi de s’en tenir à un règlement amiable, c’est peut-être qu’elle était, plus que la Commission, consciente des conséquences d’une telle décision. Au moment où on attendrait de l’Union Européenne une prise de position politique, de principe, sur le droit de la propriété intellectuelle, la Commission semble prise au piège d’un imbroglio juridique qui masque les enjeux de l’affaire. Rien ne dit qu’au bout du compte, l’affaire ne soit tranchée non pas en droit, ex ante, mais par le marché, ex post.
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