Presse : le défi de l’information augmentée edit
Depuis plusieurs années, le sort de la presse quotidienne imprimée est en sursis. Tout se délite autour de ce fleuron des médias. A la fin du XIXe siècle, l’intellectuel Gabriel Tarde en encensait les vertus démocratiques, la désignait comme l’outil de l’émancipation individuelle et de la pacification des rapports humains. Aujourd’hui, elle semble appartenir à une époque révolue, et, pourtant, comme un malade que personne ne consent à voir disparaître, elle mobilise tous les soins des pouvoirs publics (rapport du Centre d’analyse stratégique, novembre 2011). Comment enrayer son déclin ? Comment lui injecter du sang neuf ?
Le diagnostic est implacable. Après des années de difficultés financières, La Tribune devrait être mise en redressement judiciaire. France-Soir, qui a déjà épuisé plusieurs mécènes, guette un repreneur. Entre 1994 et 2009, la diffusion payée du Monde est passée de 354 000 à 286 000 (-19%), celle du Figaro, de 386 000 à 315 000 (-18,3%). Cette désaffection affecte aussi la presse régionale. De 1980 à 2010, la diffusion du Progrès passe de 367 000 à 208 000 (-43,1%). Aux Etats-Unis, dans la période récente, cette dégradation s’accélère – le New York Times a vu sa diffusion baisser de 7,28 % entre octobre 2008 et mars 2009.
Pour faire face à cette tornade, les journaux ont développé des plates-formes internet qui caracolent en tête des sites d’information : LeMonde.fr reçoit 804 000 visiteurs uniques par jour, le site du Figaro 747 000 visiteurs (données Médiamétrie, octobre 2011). Las, les recettes publicitaires générées par ces sites sont relativement réduites, et associées aux recettes d’abonnements Premium (une partie des articles est gratuite, mais d’autres articles et des services sont payants) elles ne compensent pas, et de loin, les pertes de la diffusion papier. Le paradoxe est là : jamais les individus n’ont autant lu les informations fournies par les titres de presse, jamais ces entreprises n’ont autant souffert financièrement. Le modèle économique qui permettrait au secteur de la presse de se relancer peine à se dessiner, et c’est vers les générations montantes, leurs usages, leurs attentes en matière d’information que les regards se tournent. Qu’en est-il ?
Tout d’abord, la désaffection des lecteurs vis-à-vis de la presse payante s’accroît en fil continu à chaque nouvelle génération, donc toutes les classes d’âge sont touchées. Les adolescents et jeunes adultes qui, à cette période de la vie, s’intéressent un peu moins à l’actualité que les autres, sont des « petits » lecteurs (57% d’intérêt pour l’actualité chez les 18-24 ans contre 65% pour les plus de 35 ans, selon le Baromètre de confiance dans les médias de 2011). Ainsi en 2008, 40% des 15-24 ans disent lire un quotidien au moins une fois par semaine, et 10% « tous les jours ou presque ». En 1997, ces proportions étaient respectivement de 53% et 20%. Est-ce pour se tourner vers la presse papier gratuite ? Un peu, car celle-ci touche en premier les jeunes citadins. Mais, c’est surtout internet qui bouscule les pratiques.
De quelle manière ? La réponse doit s’effectuer en plusieurs temps. Si les jeunes sont plus familiers d’internet que d’autres catégories d’âge, c’est d’abord pour visiter les blogs adolescents et participer aux réseaux sociaux, et leur fréquentation des sites d’information est modérée – lire les journaux sur internet est une activité qui augmente avec l’âge. Une étude sur les sites d’information du Monde, du Figaro, et même de Libération montrerait probablement qu’ils sont d’abord fréquentés par un public de cadres supérieurs plus âgé, et aussi, mais dans une proportion moindre, par des étudiants – 40% seulement des étudiants disent fréquenter les sites d’information du numérique, contre par exemple 58% des cadres supérieurs (Olivier Donnat, Étude sur les pratiques culturelles, 2008). On trouve la même tendance pour la recherche d’information politique sur le net, démarche propre aux passionnés de politique de 25-50 ans (voir l’article de Thierry Vedel, « Les blogs et la politique », in Xavier Greffe, Nathalie Sonnac, Culture Web, Dalloz, 2008).
Parallèlement, les jeunes manifestent beaucoup plus de confiance dans les informations sur internet que les autres catégories d’âge (50 % de confiance pour les 18-24 ans contre 31 % pour les plus de 35 ans, Baromètre 2011). Surtout, chez eux, plusieurs éléments se confortent. D’abord, le goût pour l’information gratuite, que prodigue abondamment le net. Ensuite, la recherche d’une information immédiate qui se déverse comme un fil continu sur les événements du monde. Ensuite, leur accès à l’information transite par les réseaux sociaux, qui eux-mêmes brassent et répercutent pléthore de contenus à dimension informative. Ceux-ci vont d’articles mis en ligne par les sites d’information ou des sites spécialisés, à des extraits d’articles, des photos ou des vidéos puisés tous azimuts, à des statistiques, à des métadonnées, à des contenus de niche en affinité avec les goûts des adolescents (en particulier sur la musique, les films ou les séries) et issus de la blogosphère ou des sites de vidéos. Par ailleurs, ces informations circulent souvent assorties de commentaires ou carrément détournées – c’est le cas des vidéos politiques vues sous un angle humoristique – et sont agrémentées de liens. Ainsi, par le biais des réseaux sociaux, se compose et se recompose un tissu informatif totalement inédit, un kaléidoscope sur le monde qui capte, sans véritable hiérarchie, l’activité des professionnels de l’info, l’activité des intellectuels et des chercheurs, celle des blogueurs et celle des lecteurs. Il s’agit aussi d’une information en arborescence où toute donnée ou idées renvoie à d’autres explorations, des possibilités d’approfondissement ou des rebondissements. Cette information augmentée des réseaux sociaux constitue l’approche de l’actualité telle que la prisent les jeunes, fort bien décrite dans le livre d’Éric Scherer, au titre provoquant : A-t-on encore besoin des journalistes ? (PUF, 2011). Celle-ci se nourrit d’une interaction permanente entre des contenus d’objectivation et des contenus de subjectivation, entre des professionnels et des publics. Elle est fascinante par sa vitalité et sa créativité, et mobilise l’esprit quelle que soit la posture que l’on privilégie dans son réseau social : que l’on soit producteur ou (re)distributeur de contenu, commentateur ou simple passager observateur (le cas le plus fréquent).
Simultanément, contrairement à un cliché, les réseaux sociaux ne constituent pas l’horizon indépassable des jeunes pour suivre l’actualité. En effet, dans leur recherche d’information et notamment d’information politique, les jeunes se comportent comme… des vieux. Comment se tiennent-ils au courant de l’actualité nationale ou internationale ? Les 18-24 ans répondent en tout premier par la télévision (75%), pas loin de l’ensemble de la population (82%). Par contre, ils mettent en second choix internet (53%), la presse venant loin derrière (34%), ce qui les différencie des autres catégories d’âge (Baromètre 2011). « Quels moyens utiliserez-vous pour vous informer lors des prochaines présidentielles », 52% des 18-22 ans répondent en premier la télévision, puis viennent ensuite les discussions avec leur famille (12%). Les réseaux sociaux ne sont cités que par 2% d’entre eux (16% pour les enfants de cadres) (enquête IFOP, novembre 2011).
Ce voyage dans le cyberspace des jeunes est lourd d’enseignement pour les journaux imprimés. Ils sont pris en tenaille entre leur ennemi héréditaire, la télévision, dont la suprématie ne décroche pas dès qu’il s’agit de chercher à s’informer comme citoyen, d’une part, et les réseaux sociaux, viatique du quotidien des gens de vingt ans, et dont la séduction repose sur l’information augmentée, de l’autre. À l’évidence, dans sa version papier, la presse ne peut pas compter sur les nouvelles générations – même lorsqu’elles avanceront en âge – pour se refaire une santé, et, dans sa version numérique, elle doit allier excellence et innovations pour se constituer en maillage pertinent et indispensable de l’information augmentée. Autre difficulté : comment développer ses recettes dans le numérique, alors que les lecteurs du futur auront baigné dans la culture de la gratuité, facilitée par le partage d’articles via les réseaux sociaux. Une conclusion s’impose à propos de la presse imprimée : les jeunes sont passés à autre chose. L’homme qui sirote tranquillement son café en parcourant son journal est une image d’Épinal, qui risque de se retrouver bientôt aux musées des traditions populaires.
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