Brexit: «the will of the people», ou l’implosion de la démocratie edit
Le Royaume-Uni est plongé depuis trois ans dans la tourmente. La volonté exprimée le 23 juin 2016 par 17,4 millions de Britanniques de quitter l’Union européenne a ouvert un feuilleton qui apparaît sans fin ni raison. C’est pourtant une histoire riche d’enseignements que nous raconte le Brexit : comment la révolte du public et la démission du politique font imploser la plus vieille démocratie d’Europe.
UKIP, la protestation niée
Le Brexit naît d’un de ces mariages ratés dont les convenances bourgeoises interdisent de reconnaître l’échec. Les dirigeants conservateurs et travaillistes, qui ont été demandeurs de l’adhésion à la Communauté européenne, en défendent le principe, tout en se plaignant régulièrement des conséquences. C’est dans cette contradiction qu’apparaît le UK Independence Party (UKIP) en 1993, au lendemain du traité de Maastricht : il exprime haut et fort ce qui doit être tu. Ses diatribes contre l’Europe sont longtemps ignorées, comme les grossièretés d’un oncle aviné lors d’un repas de famille. Deux millions et demi de citoyens (16% des exprimés) lui apportent leur soutien aux élections européennes de 2004, et encore en 2009, mais sans véritable réaction du pouvoir. C’est que les règles de la démocratie représentative britannique lui barrent l’entrée dans la seule enceinte qui compte, le Parlement de Westminter : aux législatives de 2015, le UKIP gagne un seul député, malgré 12,6% des suffrages. C’est la première leçon du Brexit : une idée, un sentiment ou un ressentiment des électeurs, peuvent bien être niés ou méprisés par le système politique, ils n’en existent pas moins.
David Cameron, la démission du politique
Les dirigeants conservateurs se saisissent enfin du problème quand ils prennent conscience qu’il menace l’unité de leur parti. En 2013, le Premier ministre David Cameron, qui dirige un gouvernement plutôt europhile avec les libéraux-démocrates, promet l’organisation d’un référendum : « Il est temps pour nous de régler la question de la Grande-Bretagne en Europe, dit-il. Il est temps pour le peuple britannique de s’exprimer ». Le peuple, et pas ses représentants. David Cameron, fils d’un riche agent de change formé à Oxford, pur produit de l’élite politique britannique, en appelle ainsi au peuple pour discipliner ses pairs. Évidemment sans douter un instant de sa victoire... C’est la deuxième leçon du Brexit : la démocratie représentative est d’abord victime de ses représentants.
Une campagne de bruit et de fureur
La bataille du référendum a été maintes fois racontée : ses « fake news » démenties mais terriblement efficaces (ainsi des « 350 millions de livres » que coûterait chaque semaine l’Europe au Royaume-Uni), son usage des réseaux sociaux pour cibler les électeurs, son absence de nuances (Boris Johnson compare l’Union européenne au IIIe Reich), et sa tension qui déchire le pays et culmine avec l’assassinat d’une jeune députée, Jo Cox, par un homme criant « Britain first ». Les leaders politiques font mollement campagne. David Cameron tarde à dire sa préférence pour le maintien dans l’Union, le travailliste Jeremy Corbyn plaide « remain » en pensant « leave ». Ils dénoncent les outrances du camp adverse et stigmatisent les « populistes », nouvel anathème appelé à un succès mondial. Ils sont convaincus que la « raison » (la leur) l’emportera, sûrs du résultat comme la plupart des politologues et des dirigeants européens. Ils n’entendent pas Matthew Eliott, chef de la campagne du « leave », expliquer : « Si ça tourne à un référendum opposant l’establishment et le peuple, nous gagnerons, et largement ». D’autres tiendront bientôt avec succès le même raisonnement aux Etats-Unis puis en France, démontrant que les excès britanniques ne sont pas propres à l’exercice particulier du référendum : la revendication d’autonomie des individus contre toutes les institutions, combinée à l’immédiateté du monde numérique (au double sens de l’instantanéité et du refus des médiateurs), sont en train de bouleverser les règles du jeu politique et de bousculer nos démocraties (1). C’est la troisième leçon du Brexit : les électeurs changent plus vite que la démocratie censée les représenter.
Conservateurs et Travaillistes perdus sans parti
Dès la campagne du référendum, les deux grands partis qui dominent la politique britannique depuis un siècle perdent le contrôle de leurs troupes. Leurs députés s’éparpillent entre « leave » et « remain », comme leurs électeurs au moment du vote. Les législatives anticipées de juin 2017 semblent pourtant consacrer à nouveau leur hégémonie avec 82% des suffrages, contre moins de 2% pour le UKIP. Pure illusion : Conservateurs et Travaillistes savent encore serrer les rangs pour sauver des sièges, mais ne savent plus pourquoi ils sont ensemble dans un même parti, avec quel objectif politique. La suite de l’histoire met en scène au Parlement deux leaders pathétiquement obsédés par la préservation de l’unité de leur parti, mais incapables de concilier l’inconciliable. C’est la victoire des « backbenchers » contre les « whips », des députés ordinaires contre les gardiens de la discipline. Les grands partis se déchirent, le UKIP aussi : son leader Nigel Farrage, qui s’était reconverti en animateur de radio, a créé un nouveau mouvement, le Brexit Party. Il n’a pas davantage de structure ni de doctrine que le UKIP, sinon la volonté de faire exploser l’Union européenne et l’establishment britannique. En cas de nouvelles législatives, les deux mouvements pourraient selon les sondages cumuler autour de 15%, tandis que s’affirme en parallèle un nouveau mouvement anti-Brexit. C’est la quatrième leçon du Brexit : les grands partis qui structuraient la démocratie représentative sont en train de mourir.
Poupées nationalistes
La victoire du « leave » au Royaume-Uni a réveillé une autre volonté de « leave », en Ecosse. Dès le résultat connu, le Scottish National Party au pouvoir à Edimbourg a relancé sa revendication d’indépendance. Sur l’île d’à côté, le petit Parti unioniste d’Irlande du Nord (DUP) a surenchéri dans le nationalisme, cette fois britannique. Son nouveau statut de faiseur de majorité, conféré par les législatives de 2017, a donné à ses 10 députés le pouvoir de peser sur les 317 députés conservateurs. Par ricochet, le DUP réveillé les rêves de réunification du nationalisme irlandais… C’est la cinquième leçon du Brexit : le nationalisme est à l’image des poupées russes, un enchâssement sans fin d’identités particulières.
Theresa May, la volonté du peuple
Elle s’y accroche depuis son arrivée surprise au 10, Downing Street au lendemain du référendum : elle est là pour réaliser « the will of the people », pour délivrer ce Brexit voté par une majorité de Britanniques, envers et contre tout. Et d’abord contre le Parlement qu’elle tente de contourner, avant d’être rappelée à l’ordre par la Cour suprême britannique. Fin mars, empêtrée dans ses « lignes rouges », excédée par ses échecs, Theresa May prend un soir à la télévision le peuple à témoin contre les députés : « J’en suis absolument sûre, vous le public en avez assez. Vous êtes fatigué de ces querelles. Vous êtes fatigué des jeux politiques et des arcanes de procédures… Je suis de votre côté. » Étonnant spectacle d’un Premier ministre se dressant contre l’assemblée dont il tient son pouvoir, opposant la volonté populaire aux élus de la démocratie. Mais sait-elle, Theresa May, quelle est précisément la « volonté du peuple » ? Sortir de l’Union européenne, sans doute, mais encore ? Ou plutôt : comment, et pour faire quoi, ensuite ? Cela, le résultat du référendum ne le dit pas. Le 23 juin 2016, la volonté du peuple a exprimé un refus, un rejet, pas un projet. C’est la loi de « la révolte du public », explique Martin Gurri dans son livre éponyme (2): aujourd’hui, dans le monde entier, les classes moyennes sont en colère contre les pouvoirs, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires. Elles expriment cette colère dans les urnes ou dans la rue, improvisant une nouvelle forme de nihilisme, de négation sans proposition alternative. C’est la septième leçon du Brexit, du moins à ce stade : l’implosion de la démocratie représentative ne débouche pas spontanément sur une autre forme de démocratie, mais sur le chaos politique.
L’Europe, continent isolé
Les dirigeants des 27 autres États de l’Union européenne ont négocié le Brexit avec une obsession : éviter la contagion. Ils ne croyaient pas à la victoire du « leave », ils sont aujourd’hui convaincus qu’un nouveau référendum rectifierait ce moment d’égarement britannique. Ils mènent donc la campagne des élections européennes en dénonçant le chaos britannique, certains de rallier à la cause les mécontents de l’Europe. Comme s’ils n’avaient rien appris de la campagne du référendum, rien retenu de la surprise du résultat, rien compris des bouleversements en cours… Cela pourrait devenir la leçon subsidiaire du Brexit : les leçons sont faites pour être oubliées.
- Voir Peuplecratie de Marc Lazar et Ilvo Diamanti (Gallimard), Le Nouveau Monde de Marcel Gauchet (Gallimard), et Démocratie Smartphone de Francis Brochet (Edition François Bourin).
- The Revolt of the Public and the Crisis of Authority in the New Millenium, de Martin Gurri (Stripe Press).
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