Comment les pays riches freinent les importations des pauvres edit
Le cycle de Doha étant à court de carburant, les accords régionaux préférentiels reviennent à la mode, y compris dans des zones comme l'Asie jusque-là relativement épargnées par la fièvre régionaliste. Encore faut-il que l'accès au marché des partenaires soit réellement amélioré dans les accords régionaux. C'est hélas loin d'être le cas, en particulier dans les accords Nord-Sud, en raison des règles d'origine très strictes imposées par les pays du Nord. Ces règles doivent être réformées.
Que sont les règles d’origine ? Prenons l’exemple d’un bien exporté à l’intérieur d’une zone de libre-échange. S’il contient des éléments produits à l’extérieur de cette zone, les règles d’origine requièrent que pour être éligible au traitement préférentiel (exonération de droits de douane, etc.), ce bien doit avoir fait l’objet d’une transformation minimum à l’intérieur de la zone.
Il s’agit d’éviter que des biens ne soient importés à travers le « maillon faible » d’une zone de libre-échange, un pays à faibles droits de douane ou à capacités de surveillance limitées, puis réexportés dans un autre pays de la zone après une transformation superficielle.
On notera d’emblée que le détournement de trafic s’est rarement observé à grande échelle. En outre, les règles de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) et des accords préférentiels de l’Union européenne sont extrêmement compliquées et coûteuses.
En effet, pour avoir un degré de transformation locale conforme, les producteurs sont souvent obligés de se procurer leurs consommations intermédiaires dans la zone, même lorsque des fournitures plus performantes ou moins chères sont disponibles ailleurs.
D’autre part, la paperasserie engendrée par la vérification de ces règles est un fardeau à la fois pour les exportateurs et pour des douanes aux capacités limitées dans les pays en développement. Des calculs récents évaluent leur coût dans une fourchette allant de 3,5 % de la valeur des biens exportés, pour les règles les moins contraignantes, à 5 % pour les plus contraignantes.
Par comparaison, les préférences tarifaires moyennes octroyées dans le cadre de l’Alena sont de 4,5 %, celles du Système généralisé de préférences de 2,4 %, et celles de Cotonou (qui s’applique inter alia aux pays africains) de 4,6 %. En d’autres termes, ce que l’on octroie d’une main (les réductions de droits de douane) est repris de l’autre (règles d’origine).
L’effet délétère des règles d’origine sur l’accès au marché est trahi par le fait que des préférences douanières considérables (dans le textile et l’habillement par exemple) sont laissées inutilisées par de nombreux producteurs, qui préfèrent payer les droits de douane normaux plutôt qu’avoir à satisfaire les critères et à le prouver. Pis encore, il semble que des règles d’origine trop strictes peuvent inhiber non seulement l’utilisation des préférences mais les exportations elles-mêmes, et donc les activités industrielles en amont.
Comment ? On peut le comprendre en comparant deux situations. Les Etats-Unis comme l’UE accordent aux Pays les moins avancés (PMA) l’accès à leur marché en exonération de tarifs. Ils le font dans deux cadres distincts : l’Africa Growth and Opportunity Act pour les Etats-Unis, l’initiative « Tout sauf les armes » pour l’UE. Les Etats-Unis ont relâché les règles d’origine dans les textiles, l’UE ne l’a pas fait. Résultat : les exportations de produits textiles par de petits pays pauvres comme Madagascar ou le Lesotho ont explosé vers les Etats-Unis, alors qu’elles stagnent vers l’UE. Cela n’est pas sans incidence sur le développement : il s’agit d’emplois féminins, dont l’impact sur la réduction de la pauvreté est maximal.
L’expérience de l’Asie en matière de règles d’origine est également instructive. En se gardant d’imposer les même restrictions que les Etats-Unis et l’Europe, le Japon a permis le développement d’un modèle industriel fondé sur la libre répartition de la valeur ajoutée en fonction de l’avantage comparé. Le résultat, « Factory Asia » comme on l’appelle parfois, est un réseau de chaînes d’approvisionnement transfrontières très performantes.
Au-delà de ces exemples, le commerce mondial prend de plus en plus une forme « verticale » dans laquelle chaque pays remplit un petit créneau dans une longue chaîne de valeur ajoutée. Cette tendance lourde est porteuse à la fois d’efficacité économique et de dispersion de l’activité industrielle, ce qui est une chance pour les pays les plus pauvres. Vouloir contrer cette tendance est à la fois futile et nuisible au développement de ces pays, ce qui va à l’encontre des objectifs de nos politiques d’aide au développement. Nous sommes, à cet égard, dans la contradiction complète.
Bien sûr, le crime profite. Les producteurs de biens intermédiaires européens et américains bénéficient des marchés captifs générés par les règles d’origine, et les producteurs de biens en aval ne voient pas d’un mauvais œil que la compétitivité de leurs concurrents mexicains ou turcs soit handicapée par l’obligation d’achat local de leurs intrants. Par leur complexité et leur opacité, les règles d’origine se sont révélées un véhicule particulièrement bien adapté au lobbying.
Bref, la réforme est urgente. Dans quelle direction ? Il n’y a pas besoin d’aller chercher très loin, il faut les simplifier et les uniformiser. La Commission européenne s’est engagée dans cette voie, ayant récemment lancé l’idée d’une règle de contenu local uniforme pour tous les biens et tous les accords. Il faut s’en féliciter et espérer que cette proposition obtienne rapidement l’accord des Etats-membres.
Au-delà de cette simplification nécessaire, le taux auquel le contenu local minimum est fixé doit être suffisamment faible pour permettre aux PMA (qui ne peuvent réaliser sur place que de très fines « tranches » de valeur ajoutée) de profiter réellement des préférences. Cet aspect pro-développement des règles d’origine doit être obtenu, s’il le faut, à travers un traitement spécial pour les PMA. Mais il est nécessaire.
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