Le Cycle de l'OMC : pourquoi pédale-t-on ? edit
A présent que le Cycle a été remis sur ses roues à Hong Kong et que l'on s'est remis à pédaler, une question va inévitablement se poser : pourquoi pédale-t-on ?
On se souvient que le Cycle de négociations commerciales multilatérales d'Uruguay (" l'Uruguay Round ") avait donné lieu à des chiffrages quasi-officiels des gains attendus. L'étude publiée conjointement par la Banque mondiale et l'OCDE en mai 1993 concluait en effet à 450 milliards de dollars de gains pour l'économie mondiale. Contestant ce chiffrage, le Prix Nobel français Maurice Allais parlait d'une " gigantesque mystification " et d'une " erreur fondamentale " susceptible de " compromettre l'avenir de la France ".
Jusqu'ici, le cycle de Doha ne nous a pas servi une aussi belle polémique, même si l'OMC a jeté un pavé dans la mare, en publiant un document de travail mettant en doute le chiffrage des gains. Il situe les gains de libéralisation totale des échanges dans une fourchette de 1 à 12. Une fourchette aussi large ne manquera pas de discréditer toute approche quantitative. En réalité, à l'exception du travail de l'Université de Michigan faisant des hypothèses plus fortes sur les effets dynamiques découlant de la libéralisation, les autres travaux disponibles évaluent les gains dans une fourchette de 1 à 2, dépassant péniblement 1 % du revenu mondial annuel, soit en moyenne 40 € par habitant, par rapport à une situation sans libéralisation.
Mais l'essentiel n'est pas là. S'il est difficile de faire parler les chiffres, c'est tout simplement parce que la complexité des enjeux défie l'entendement. Les dossiers sont variés, une vingtaine pour simplifier, et concernent des aspects non mesurables. Une multitude de produits sont concernés par la libéralisation (certains pays en distinguent en effet jusqu'à 25 000 dans leur nomenclature douanière), mais il arrive qu'une poignée d'entre eux cristallisent tous les enjeux (coton, sucre, riz, etc.). Dès lors, comment juger de l'équilibre d'un projet d'accord sans en référer à une analyse approfondie et chiffrée ? Comment comparer par exemple une suppression des exportations agricoles avec une baisse non linéaire des droits de douane sur les produits industriels ? " Chiffrer " une libéralisation, c'est avant tout démêler cette pelote, en permettant d'évaluer les conséquences, pour l'ensemble des pays et des secteurs, de différentes combinaisons de mesures de libéralisation. Bien sûr, l'exercice n'est pas possible sans simplification. Comme une carte routière, un modèle économique schématise car qui voudrait d'une carte à l'échelle 1 ?
Or, qu'apprend-on à la lecture des chiffrages les plus récents ? Premier déterminant des fortunes diverses des pays concernés, les spécialisations commerciales : si les pays d'Amériques du Sud sont fortement exportateurs nets de produits alimentaires, ce n'est pas le cas des pays africains. Deuxième déterminant, les schémas de protection douanière : la protection appliquée est très variable entre le fort protectionnisme de l'Asie du Sud, la protection relativement élevée de l'Amérique du Sud dans l'industrie, et la faible protection des pays d'Afrique subsaharienne résultant la plupart du temps de plans d'ajustement adoptés par le passé. En outre, la négociation ne porte pas directement sur ces droits de douane appliqués, mais sur des plafonds que les pays s'engagent à ne pas dépasser, et l'écart entre les deux est souvent plus grand que la libéralisation envisagée. La protection rencontrée à l'exportation évolue aussi de manière complexe du fait des innombrables préférences commerciales en vigueur. Pour certains pays, et en particulier les plus pauvres, la libéralisation des droits de douane n'est ainsi guère susceptible d'améliorer les conditions d'accès dont ils bénéficient au travers de ces accords préférentiels. Enfin, une dernière leçon importante est la nécessité d'une analyse détaillée, dans un contexte où l'essentiel de la protection douanière est souvent concentré sur quelques produits et où la libéralisation envisagée sera plus forte sur les droits initialement les plus élevés (ce que l'on appelle la " formule suisse ").
On pourrait en conclure que les modèles économiques ont perdu en optimisme ce qu'ils ont gagné en réalisme. C'est pourquoi, au lieu de " la libéralisation est bonne pour le développement " nous gagnerons à nous chausser de lunettes plus puissantes pour regarder les situations au cas par cas. La recherche d'un consensus ne s'en trouvera sans doute pas simplifiée. Mais c'est probablement le prix à payer pour lever les malentendus sur la nature des accords et sur leurs conséquences possibles.
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