Ricardo est mort ! Champagne pour tout le monde ? edit
Le débat sur les délocalisations rebondit. On se rappelle que Paul Samuelson avait lancé fin 2004 une controverse sur les bénéfices qu'en tirent les Etats-Unis. Le prix Nobel, revisitant la thèse de l'avantage comparé émise par David Ricardo il y a près de deux siècles, s'était attiré les foudres d'une grande partie de la profession. Un récent article de Gene Grossman et Esteban Rossi-Hansberg, présenté fin août lors d’une conférence organisée sous les auspices de la Federal Reserve Bank of Kansas City, commence à circuler très largement : il propose un paradigme adapté aux formes contemporaines de la mondialisation, remplaçant le concept ricardien d'échange de produits par celui d'échanges de tâches (tasks). Le point crucial est que les gains de productivité associés à cette nouvelle forme d'échange, favorables aux moins qualifiés, auraient probablement été sous-estimés jusqu’ci. Champagne pour tous ?
Nous avons toujours du mal à penser le commerce entre pays développés et pays en développement en dehors du cadre de la théorie de l’avantage comparatif, alors que les évolutions récentes des politiques commerciales, des coûts de transport, des nouvelles technologies de l’information et de la communication, les aspirations des individus, en un mot la globalisation, ont profondément modifié la nature des échanges. L’idée de Grossman et Rossi-Hansberg naît du constat d’un mouvement accéléré de fragmentation des processus de production au niveau international. Le concept de tâche renvoie à la capacité des entreprises à séparer et coordonner les fonctions, à s’affranchir des contraintes d’espace et de temps, et donc à la dématérialisation de ces échanges.
Dans la théorie classique du commerce international, l’échange entre un pays riche et un pays moins développé se traduit par des gains agrégés pour chacun des pays, en raison de leur spécialisation dans les secteurs où ils ont un avantage comparatif. Pour le pays riche, cette spécialisation engendre à la fois la baisse du prix des biens intensifs en travail peu qualifié et l’accroissement des inégalités : il crée des gagnants et des perdants, schématiquement les travailleurs qualifiés et le capital d’une part, les moins qualifiés d’autre part. Ce mécanisme est appelé « effet Stolper-Samuelson ».
Chez Grossman et Rossi-Hansberg, la baisse des obstacles au commerce a les mêmes conséquences. S’y ajoute l’impact de la baisse des barrières spécifiques aux délocalisations, due essentiellement à l’avancée des NTIC. Les délocalisations ont alors pour effet premier de faire baisser le prix global des biens intensifs en travail peu qualifié. Elles renforcent donc pour le pays riche l’effet Stolper-Samuelson au détriment des moins qualifiés.
Mais il existe un deuxième effet, appelé « effet productivité », qui bénéficierait aux travailleurs peu qualifiés du pays riche. Comment ? Les délocalisations se traduisent directement, c’est leur but, par la baisse du coût des tâches délocalisées, ce qui bénéficie aux secteurs qui ont surtout recours au travail peu qualifié. Les gains de productivité ainsi obtenus dans ces industries sont transmis aux consommateurs dont la demande pour les biens produits par ces industries s’accroît par conséquent. Il faut alors produire plus dans ces secteurs, qui sont intensifs en travail peu qualifié, d’où une hausse des salaires des moins qualifiés subissant pourtant directement les délocalisations.
Les auteurs tentent ensuite de souligner que cet effet productivité peut dominer, permettant alors à tout le monde de bénéficier des délocalisations. Hélas !
Il serait vain de chercher chez un théoricien de la trempe de Gene Grossman une faille dans l’articulation logique du raisonnement. En revanche, nous pouvons juger du cadre proposé en fonction de la pertinence des hypothèses de départ et de l’ensemble des conclusions auxquelles le modèle aboutit. Quatre problèmes sont à relever.
Premièrement, l’exemple auquel font référence les auteurs pour illustrer comment l’effet « productivité » peut l’emporter est celui d’un petit pays, comme la Belgique. Compte tenu de la taille du pays, les délocalisations d’emplois belges n’ont pas d’effet sur les prix mondiaux. Dans ce cas, seul l’effet productivité apparaîtrait. Mais, la baisse des barrières aux délocalisations est globale et a nécessairement un impact sur les prix.
Deuxièmement, l’effet productivité fonctionne dans la mesure où les personnes qui ont perdu leur emploi parce que leurs tâches sont délocalisées sont en mesure de réaliser les tâches non délocalisées, dont la demande par les entreprises s’accroît. Or, cette interchangeabilité pose problème, et ceci d’autant plus qu’il s’agit de personnels peu qualifiés.
Troisièmement, cet effet productivité ne joue pas dans le pays en développement qui bénéficie a priori des délocalisations. Ainsi, pour les travailleurs peu qualifiés du pays en développement, les délocalisations se traduiraient par une baisse de leurs salaires en raison de la baisse du prix global de leur production : les travailleurs qui effectuent les tâches nouvellement délocalisées seraient les grands perdants des délocalisations !
Mais surtout, à partir d’une évaluation sommaire pour le cas des Etats-Unis, les auteurs déduisent un faible effet productivité relativement à l’effet Stolper-Samuelson : entre 1997 et 2004, le salaire réel des moins qualifiés n’a augmenté que de 3,7% alors que, suivant le rythme des gains totaux de productivité, l’accroissement aurait dû être de 11,8%. De la baisse impressionnante des prix relatifs des produits importés en provenance des pays en développement, Grossman et Rossi-Hansberg estiment que l’effet Stolper-Samuelson a été de -10,4%. Ils en déduisent que le résidu (soit 3,7% -11,8% + 10,4% = 2,3%) est l’effet productivité. Cet effet ne compense que le cinquième de l’effet Stolper-Samuelson et n’est obtenu que par une estimation de ce dernier largement au-delà des estimations habituelles issues d’analyses beaucoup plus fines.
Oui, la nature du commerce a radicalement changé depuis que l’Angleterre et le Portugal échangeaient des draps pour du vin. Oui, le concept de tâche est novateur et permet de refléter la segmentation de la chaîne globale de production et la dématérialisation croissante des économies. Oui, les bénéfices tirés des délocalisations sont souvent ignorés. Pour ces raisons, les avancées de Grossman et Rossi-Hansberg sont importantes, mais il conviendrait aussi d’intégrer les transformations profondes de la structure du marché du travail, au-delà des seules questions de salaires et d’emplois ; l’impact de l’hétérogénéité irréductible de la population active ; les coûts d’ajustement qui ne résument pas à une soustraction des bénéfices de long terme ; et enfin la mutation des méthodes de gouvernance d’entreprise liée au problème d’agence entre chefs d’entreprises et actionnaires.
1. Grossman et Rossi-Hansberg? “The Rise of Offshoring : It’s Not Wine for Cloth Anymore.”
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