Europe : un non de trop edit
Le référendum irlandais sur le traité de Lisbonne met les dirigeants de l’Europe dans une situation très difficile. Sans un réexamen profond du pacte qui unit les Européens entre eux, l’Europe court vers de nouveaux blocages. La crise est désormais trop profonde. Un replâtrage ne suffira plus.
Premièrement, ce référendum confirme que l’Europe souffre d’une fracture sociale. À nouveau, si l’on en croit les premières analyses, un projet massivement appuyé par les élites (des forces politiques représentant 90 % des élus au Parlement) a été rejeté de façon tout aussi nette par les couches les moins favorisées. La répartition du « Non » révèle aussi un clivage entre villes et campagnes semblable à celui qui existait en France en 2005. Le message est le même : les mutations rapides de l’économie et de la société auxquelles nous assistons sont génératrices d’anxiété.
Le phénomène est d’autant plus remarquable qu’il intervient dans un pays qui, tirant un large profit du développement du commerce international et de trente-cinq ans d’appartenance à l’Union, a connu au cours des quinze dernières années une croissance très forte. Sans doute le résultat du vote tient-il pour partie à des facteurs conjoncturels – un ralentissement de la croissance, un gouvernement impopulaire : on retrouve à nouveau les ingrédients du cocktail de 2005 en France et aux Pays-Bas – mais on aurait tort d’ignorer le message des urnes. Ceux qui voient leur mode de vie menacé par les mutations économiques assistent avec inquiétude au développement d’un projet européen dont le sens leur échappe. Et comment en irait-il autrement, puisqu’il n’y a d’accord entre les 27 Etats membres ni sur la « finalité » première – un grand marché ou un acteur politique – ni même sur ses contours géographiques ? Le même message avait été exprimé avec force, non seulement en France, comme on l’a dit trop souvent, mais dans tous les pays où une consultation populaire sur le projet de traité constitutionnel a eu lieu. Or qu’a-t-on fait pour répondre à ces craintes ?
Deuxièmement, l’instrument du référendum a une fois de plus montré ses limites. Certes, on peut difficilement imaginer texte plus inapte à susciter un débat que le traité de Lisbonne. Cela n’a d’ailleurs rien de surprenant puisqu’il avait précisément été conçu comme une modification des traités existants, afin de contourner la nécessité d’une consultation populaire. Mais le problème va bien au-delà de la nature du texte en question. Le référendum suppose qu’une réponse simple puisse être apportée à la question qui est posée. Lorsque celle-ci est ouverte – quelle Europe voulez-vous ? – et que de surcroît aucune réponse claire n’est suggérée, il faudrait un miracle pour qu’il donne un résultat positif. En revanche, poser une question binaire sur un texte aussi complexe assurera infailliblement une fédération des doutes et des mécontentements.
Au slogan phare de la campagne française – « On a tous une raison de voter Non » – répond en écho celui du référendum irlandais : « Je ne comprends pas donc je vote non ». La méconnaissance des enjeux du référendum figurait d’ailleurs en tête des motivations avancées par les pour expliquer un vote négatif dans tous les sondages : 90 % des votants qui se déclaraient insuffisamment informés ont choisi d’apporter leur voix au Non. Il faut se défaire de l’idée simpliste qu’un débat sur un texte de ce genre apportera aux électeurs les éclaircissements auxquels ils prétendent. Que ce débat soit organisé au niveau européen ne change pas fondamentalement les données du problème ; d’autres façons d’impliquer les citoyens dans les choix européens doivent être envisagées.
Troisièmement, l’impasse dans laquelle se trouve maintenant l’Europe montre qu’elle a atteint les limites des réformes qui pouvaient être menées à bien dans le cadre du système actuel. On sait depuis longtemps que l’unanimité est paralysante ; c’est d’ailleurs pour cette raison que l’on y a renoncé dans bien des domaines. Après Maastricht, Nice et le Traité constitutionnel, le traité de Lisbonne est le quatrième projet à se heurter à un veto en l’espace d’une quinzaine d’années. Celui-ci sera difficile à contourner, non seulement parce qu’il est le fruit d’un référendum, mais aussi parce que l’Irlande s’est déjà vu contrainte de procéder à un second référendum au lendemain de son vote négatif sur le traité de Nice. A la différence du scrutin de 2001, celui-ci n’est pas intervenu dans l’indifférence ; il a connu une participation plus élevée que les précédents. Les réponses négatives représentent une proportion de l’électorat plus élevée (28%) que lors du vote de 2001. À supposer même que l’on puisse lire dans le marc de café les raisons du Non – tâche ardue, puisqu’elles sont invariablement multiples dans une consultation de ce genre –, il sera difficile d’appeler les citoyens à se prononcer sur un traité qui n’aura fait l’objet que de retouches cosmétiques.
L’impasse actuelle contraint les responsables européens à réexaminer les fondements du pacte qui les unit. S’obstiner à exiger l’accord de tous, c’est donner une prime à ceux qui refusent d’avancer, pour quelque raison que ce soit. On ne peut pas à la fois estimer qu’il est indispensable de maintenir l’exigence d’un accord unanime et s’offusquer de ce que quelques milliers d’habitants d’un petit pays puissent mettre en échec la volonté du plus grand nombre ! Le véritable défi des mois à venir n’est pas de trouver un artifice technique qui permette de faire monter la pression sur les Irlandais ; il est plutôt pour les pays qui le souhaitent d’identifier les projets auxquels ils souhaitent donner vie, et les moyens qui leur permettront de ne pas être entravés par les tenants du statu quo.
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