Pourquoi Paris et Berlin ne s’entendent pas sur la relance edit
Les événements des dernières semaines ont mis en évidence une différence d'appréciation de la crise financière de part et d'autre du Rhin. Tandis que Paris et d'autres capitales prônent les vertus de la relance budgétaire, Berlin se montre réticent. De prime abord, cela semble paradoxal: les finances publiques allemandes, beaucoup plus saines que les nôtres, devraient justement offrir à la plus grande économie européenne une marge de manoeuvre enviable. S'ensuit une incompréhension mutuelle volontiers caricaturée par la presse où la fourmi allemande peu partageuse refuserait de venir en aide aux cigales latines. Afin d'éviter ces travers, il convient de prêter attention à ce que nos voisins nous disent effectivement.
Examinons donc les propos de Mme Merkel à ce sujet lors d'un débat au Bundestag le 26 novembre dernier.
Le discours en question a pour titre Maß, Mitte und praktische Vernunft, ce qui peut se traduire par Mesure, juste milieu et bon sens pratique. A cette occasion, Mme Merkel affirme sans détour que 2009 sera une année de mauvaises nouvelles. Elle rappelle toutefois que les Allemands ont su surmonter d'autres difficultés dans le passé, citant notamment la reconstruction après la guerre. "Tout ceci apporta à chaque fois la preuve de la vitalité de l'économie sociale de marché."
Reconnaissant ensuite que le déficit budgétaire va augmenter, le chef du gouvernement réaffirme aussitôt son objectif d'équilibre des dépenses au cours de la prochaine législature avant d'égrener ses principes. On relèvera parmi ceux-ci le refus des subventions durables ainsi que de l'entrave aux évolutions structurelles nécessaires. "Cela, l'Etat ne le peut pas."
Puis, après avoir consacré une grande partie de son exposé à différentes propositions techniques, Mme Merkel revient sur une des causes des problèmes actuels : l'argent bon marché aux Etats-Unis. Elle exprime ensuite la crainte que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, les mesures envisagées par les autorités américaines n'aboutissent à une crise identique dans cinq ans. Quelques lignes plus loin, nous trouvons les phrases suivantes : "La déréglementation des marchés nous conduit au désastre. Nous avons aussi besoin d'ordre au niveau mondial."
Enfin, Mme Merkel conclut par là où elle avait commencé, l'éloge de l'économie sociale de marché. Revenant plusieurs fois sur ce point, la chancelière insiste sur les valeurs culturelles sous-jacentes : ouverture de la société (qui a "fait la force de l'Allemagne"), liberté, responsabilité. "Ma conviction est qu'aucun autre ordre n'apporte les bonnes réponses."
Ce texte, qui exprime clairement les fondements éthiques de la politique de Mme Merkel, comporte nombre de références à des concepts-et, par ce biais, à des penseurs-relativement méconnus ou peu compris dans notre pays. Or c'est là que réside le problème essentiel, source de tant de malentendus franco-allemands. En effet, si John Maynard Keynes est revenu à la mode en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et en France, il ne constitue clairement pas le premier point de référence de la chancelière actuelle. La question est de savoir pourquoi. La réponse se trouve dans l'histoire même de notre voisin.
Il serait naturellement absurde de minimiser l'effet de la crise de 1929 sur l'Allemagne. Un aperçu rapide des principales étapes économiques des années suivantes (faillite de la Creditanstalt, rapatriement des fonds américains, moratoire Hoover...) suffit à nous rappeler l'ampleur du désastre. Toutefois, l'élément le plus intéressant à retenir dans le contexte actuel sera l'état d'esprit du prédécesseur de Mme Merkel à cette époque, le chancelier Brüning. Or son attitude à la conférence de Londres de 1931 montre indéniablement que ce dernier craignait par dessus tout un retour de la grande inflation de 1923 dont la mémoire hante encore aujourd'hui les esprits des dirigeants allemands. En effet, si nous voulons bâtir une union économique et monétaire durable avec l'Allemagne, il faudra constamment rappeler que, de son point de vue, le principal cataclysme financier du XXe siècle n'a pas été la grande dépression des années trente, mais bien l'hyper-inflation des années vingt. Il suffit pour s'en convaincre de comparer les statuts de la BCE à ceux de la Fed.
De même, alors que la coïncidence de l'élection d'un président démocrate en pleine panique bancaire renvoie les Américains à l'avènement de Franklin Roosevelt et à son New Deal, 1933 évoque de bien plus sombres souvenirs chez nos amis. A partir de cette date, le nouveau régime voudra lui aussi "réamorcer la pompe" par une augmentation de la dépense publique. Hjalmar Schacht, le président de la Reichsbank, connaîtra d'ailleurs en la matière un certain succès que Keynes et d'autres ne manqueront pas de noter. Or cette politique inextricablement liée à la dictature et au réarmement aboutit à l'économie de guerre qui conduit à son tour le pays à la défaite de 1945, Stunde Null, l'heure zero.
Autant nous connaissons bien l'histoire du miracle économique allemand de l'après-guerre, l'équivalent de nos trente glorieuses, autant ses fondements politiques, institutionnels et moraux sont-ils souvent ignorés. Lorsque Mme Merkel rappelle son attachement à l'économie sociale de marché, il s'agit d'une référence explicite à l'adoption en 1949 par sa formation politique, la CDU, des principes dits de Düsseldorf par lesquels elle se rallie aux conceptions "ordo-libérales" de Ludwig Erhard, le père du Deutsche Mark. Le titre même de son discours renvoie à l'oeuvre de Wilhelm Röpke, l'un des fondateurs de cette école de pensée.
Pour simplifier, le principe est celui d'un libéralisme modéré. Celui-ci cherche notamment à promouvoir la justice sociale par le biais de l'intervention de l'Etat, tout en respectant les libertés fondamentales. "Le marché autant que possible, l'Etat autant que nécessaire." L'attachement des grands partis allemands à ce concept est illustré par les convergences de vue au sein de la coalition gouvernementale actuelle. Il se retrouve aussi dans le texte du traité de Lisbonne, ce qui en montre la portée européenne.
Tout ceci ne veut pas dire que la France a tort de prôner la relance, ni que l'Allemagne se refuse à l'envisager. La crise actuelle est suffisamment grave pour que nos gouvernements s'accordent sur un programme d'ajustement a minima. Par contre, il apparaît clairement que nous avons beaucoup à faire si nous voulons aller au-delà de simples expédients négociés dans l'urgence l'espace d'un week-end ou d'une nuit.
Comment, en effet, nos voisins ne seraient-ils pas réticents face à nos exhortations, alors que nous n'avons pas réussi à équilibrer notre budget depuis bientôt trente ans ? Si l'ambition d'un véritable plan européen n'est pas que pure rhétorique, si nous voulons mettre la situation actuelle à profit pour poser les fondements d'un nouvel ordre financier international, il va falloir travailler à convaincre et, d'abord, à comprendre. Or ce que les Allemands défendent ne devrait pas être incompréhensible par nos dirigeants. Il ne s'agit de rien d'autre que des idées exposées en son temps par Jacques Rueff, le père du nouveau franc, notre Erhard à nous en quelque sorte.
Certes, notre président actuel est a priori plus proche des thèses dirigistes souvent associées avec le gaullisme. Aussi une conversion au libéralisme, fût-il social, semble-t-elle improbable. Le seul espoir vient sans doute du pragmatisme de M. Sarkozy qui n'hésite pas à ratisser large sur le terrain idéologique. Alors, encore un effort, Monsieur le Président ! Est-il vraiment impossible pour l'héritier du Général de souscrire aux principes de son conseiller économique ? L'entente franco-allemande, scellée par De Gaulle et le chancelier Adenauer, est sans doute à ce prix.
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