La puissance américaine piégée par la dette edit
Arrivant à Cannes ce 3 novembre pour le sommet du G20, le président Obama est conscient de ce que la crise de l’euro dominera les débats et qu’il n’a guère de cartes en main alors pourtant que l’enjeu est décisif pour le sort de l’économie américaine. Mais par son ampleur, cette crise en éclipse une autre, celle de la dette souveraine des États-Unis.
En signant, le 2 août 2011, la loi autorisant le relèvement du plafond de la dette en contrepartie d’une baisse des dépenses de 2400 milliards de dollars sur 10 ans, l’hôte de la Maison-Blanche épargnait à son pays, au terme d’une laborieuse négociation entre démocrates et républicains, le ridicule d’une « fermeture » du gouvernement fédéral. Trois jours plus tard, Standard & Poor’s, une des principales agences de notation, saluait l’événement en dégradant en « AA+ avec perspective négative » le AAA, la note la plus élevée, toujours accordé jusque-là aux bons du Trésor américain.
L’accord n’a nullement mis fin aux querelles partisanes sur le meilleur moyen de juguler le déficit public – coupes dans les transferts sociaux ou hausse des impôts – que la fièvre montante de la campagne présidentielle ne manquera pas, au contraire, d’exacerber. La surenchère suscitée au sein du parti républicain par la mouvance populiste Tea Party pointe vers un désengagement de l’État, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières, au grand dam de l’élite de politique étrangère, vigilante vis-à-vis de toute tentation de repli. Tim Pawlenty, seul des candidats à la candidature républicaine à plaider en faveur d’un engagement fort des États-Unis dans le monde, a été durant l’été balayé sans rémission du paysage politique.
Certes le précédent d’un Ronald Reagan qui, élu sur un programme de « moins d’État », aura été un champion de l’augmentation des dépenses publiques, rappelle qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Mais l’Amérique de 2011 est loin, également, de celle de 1981. La crise financière de 2008 n’a pas seulement fait tituber la première économie du monde, elle a révélé les faiblesses d’un modèle économique dont les succès faisaient taire, en dernière analyse, les critiques. Et qui constituait le socle fiable de la projection de la puissance américaine dans le monde.
Locomotive incontestée de la croissance mondiale, l’économie américaine était, jusqu’à la crise, portée par une frénésie de consommation. Financé par une politique de crédit bon marché et facile d’accès conduite par la Réserve Fédérale, ce modèle avait entretenu l’illusion de la richesse, mais avait en fait surtout enrichi le monde de la finance et l’« atelier du monde », la Chine. Il avait également détourné les États-Unis de la production de biens et services exportables, tant était forte la demande intérieure.
La crise a mis un coup d’arrêt à ce schéma insoutenable, dont le prix apparaît désormais crûment : une industrie civile peu compétitive et trop faible pour tirer la relance par les exportations, un creusement des inégalités et la stagnation des salaires des classes moyennes, une dépendance inchangée envers les énergies fossiles, une dette des ménages l’ordre d’une année de PIB et surtout un chômage persistant au-dessus de 9% de la population active, un niveau inconnu depuis 1982-83. Les injections massives de liquidités de la Fed pour relancer la machine (quantitative easing) n’ont pas vocation à restaurer l’efficacité d’un modèle qui a révélé ses limites.
Si les ménages se sont endettés sans frein, l’exemple est venu de l’État fédéral lui-même, qui a financé intégralement par l’emprunt les deux guerres engagées par les États-Unis, dans le sillage du 11 septembre 2001, en Afghanistan et en Irak. Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, avait en 2008 estimé leur coût cumulé à quelque 3000 milliards de dollars, mais au lieu de relever les impôts, comme à chaque fois que les États-Unis étaient entrés en guerre par le passé, le président Bush les avait baissés.
Loin de mettre un coup d’arrêt à la spirale de l’endettement, la crise a poussé le curseur de la dette vers de nouveaux sommets. Les fonds injectés dans l’économie au titre du soutien de l’activité ont fait exploser le déficit budgétaire : à près de 2000 milliards de dollars en 2009, soit 13% du PIB, le pays a atteint des niveaux record. Mais trois ans plus tard, en 2012, le déficit atteindra encore, à 1100 milliards de dollars, 7% du PIB, finançant 30% de la dépense de l’État fédéral. L’endettement public épouse fidèlement cette courbe ascendante : 8000 milliards de dollars en 2005 (65% du PIB), 12 800 en 2009 (90%) et 14 700 milliards mi-2011 (98%). Les estimations pour les années à venir ne sont pas moins vertigineuses, avec près de 20 000 milliards en 2015.
Ce sont là les projections, très officielles, du gouvernement américain, mais d’autres sont plus apocalyptiques : certains voient la dette nette culminer à 50 000 milliards de dollars en 2030 (140% du PIB). Qui plus est, la dette publique n’est que le sommet d’une pyramide de l’endettement dont la base est formée par un ensemble de charges futures non provisionnées, liées aux engagements de l’État dans les systèmes publics d’assurance-vieillesse (Social Security) et d’assurance-maladie (Medicare et Medicaid), exigibles au fur et à mesure que les générations de baby boomers de l’après-guerre accéderont en nombre à l’âge de la retraite. Le « passif net » de l’Amérique évolue donc autour des 60 000 milliards de dollars, soit un endettement public de l’ordre de 200 000 dollars par habitant.
Si malgré des fondamentaux aussi préoccupants les États-Unis continuent d’attirer les capitaux, c’est surtout parce qu’il n’existe guère d’alternative. Les excédents accumulés par les pays structurellement exportateurs, asiatiques notamment, n’ont d’autre option que de se loger dans les bons du Trésor américain, libellés dans la monnaie de réserve et de transaction universelle, le dollar, et garanti par la puissance politique et stratégique que sont les États-Unis. C’est donc sur l’étranger que les États-Unis doivent, paradoxalement, se reposer pour financer une dette croissante. Cette perspective désole celui qui fut le prophète du « déclin de l’Amérique », l’historien Paul Kennedy : « la dépendance américaine envers les investisseurs étrangers approchera le niveau d’endettement que nous, les historiens, associons au règne de Philippe II d’Espagne ou de Louis XIV ».
Les États-Unis n’ont pas pour autant perdu leurs formidables atouts : l’esprit d’entreprise et l’effort de recherche, qui forment un incubateur permanent d’innovation et d’avance technologique, l’attraction d’une immigration hautement qualifiée, un dynamisme social et un optimisme apparemment inépuisables. Mais l’origine spécifiquement américaine de la crise, un endettement colossal, la paralysie d’un système politique polarisé par les clivages partisans, une compétitivité dégradée ont installé le doute sur la capacité des États-Unis à produire le « bien public » de la croissance et de la prospérité. La puissance qui depuis 1945 dispensait avec une calme assurance la « stabilité hégémonique » au système économique et financier planétaire a failli dans ce rôle.
Elle a également ignoré la mise en garde adressée à ses concitoyens par le président Eisenhower il y a un demi-siècle contre les « guerres terrestres d’occupation » et son exhortation à concentrer leurs efforts sur la robustesse de l’économie américaine. C’est donc dans un paysage transformé par la crise que l’Amérique est en train de repenser sa projection de puissance dans le monde. Le profil bas observé dans l’opération de l’OTAN en Libye, le retrait annoncé des troupes américaines d’Irak pour la fin de l’année, le début du retrait de celles engagées en Afghanistan, l’annonce, par la secrétaire d’État Hillary Clinton, d’un recentrage des États-Unis sur l’Asie (« America’s Pacific Century », Foreign Policy, novembre 2011) sont autant de marqueurs de cette quête d’un nouveau rôle pour la « puissance par défaut », par rapport à laquelle le monde entier continue de se définir.
Pierre Buhler a récemment publié La Puissance au XXIe siècle.
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