Décentralisation: le triomphe des maires? edit

18 juillet 2024

Depuis les années 1980 toute une série de lois ont tenté plus ou moins habilement d’adapter notre tissu institutionnel hérité de l’histoire aux nouveaux modes de vie marqués par la mobilité, par l’interdépendance croissante des « territoires » de plus en plus spécialisés socialement, et par l’extension des bassins de vie de plus en plus éloignés de la maille communale. Ces exercices législatifs successifs ont toujours buté sur la vraie spécificité française qui jusqu’en 2023 reste l’émiettement politique des 34935 communes, (dont 25450 ont de moins de 1000 habitants) et ont abordé les mêmes questions complexes : comment organiser le pouvoir politique d’espaces à géométrie variable ? Sachant qu’il n’y a pas de périmètre magique, que chacun peut constater l’effacement des représentations territoriales classiques, que la rupture entre logique localiste et mode de vie d’une société mobile et connectée est quotidienne, comment envisager un mode de gestion de constructions humaines en mouvement qu’on ne peut figer ?

Deux ans à peine après l’adoption en février 2022 de la loi 3DS (Différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification) qui voulait déjà répondre aux besoins des collectivités locales et simplifier l’action publique, un nouveau rapport commandé par le Président de la République vient de paraître sur un sujet similaire jamais épuisé et porteur de polémiques jamais apaisées dans une course sans fin entre sanctuarisation symbolique de la commune, source inépuisable de légitimité politique, et l’extension spatiale mouvante des 1255 établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) ou des 700 aires d’attraction des villes définies par l’INSEE.

Dans le contexte relationnel dégradé entre État et élus, le nouveau paysage politique fragmenté issu des élections de 2022 a semblé confirmer des fractures territoriales à toutes les échelles : villes/ruralité, centres/périphéries, métropoles/villes moyennes, territoires en développement/ en déclin, Paris/province, blocs ou archipels. Ce choc binaire des deux France efface leurs interdépendances et l’ampleur des flux de biens, d’idées, de personnes, d‘argent public et privé (dotations, allocations, retraites, tourisme, locations) et semble conforter l’idée de territoires isolés et oubliés dans l’entre soi. C’est sur ce socle politique explosif que le rapport « Le temps de la confiance » a été rédigé. Ce document à forte composante technique aborde quantité de questions dans une démarche qui rejette tout bouleversement et toute posture aménagiste brutale : à l’évidence, il ne faut rien casser et ne pas trop se fâcher avec le public cible visé : les maires et la pyramide confuse des 13 associations d’élus qui ont été auditionnées mais qui peinent à se coordonner dans une bataille sans fin entre les strates et les ressources entremêlées du millefeuille.

Un diagnostic qui condamne la Métropole Grand Paris

« La Métropole du Grand Paris n’est pas parvenue à atteindre l’objectif initial de penser le développement de Paris dans une perspective beaucoup plus large que les limites du périphérique, que les limites de la Petite Couronne, beaucoup plus large que celles de l’Île-de-France. » Elle exerce peu de compétences, elle a mis six ans pour élaborer son schéma de cohérence territoriale, elle peine à imposer une vision sur le devenir du territoire, elle n’est pas parvenue à faire adopter son plan métropolitain de l’habitat et de l’hébergement, elle ne porte pas d’opérations d’aménagement d’envergure métropolitaine. Huit ans après sa création, elle n’a qu’un bilan modeste : construction de la piscine olympique, exercice de la compétence Gemapi, 36 millions d’euros d’investissements et d’équipements directs. S’agissant de son budget propre, il reflète l’étroitesse des compétences exercées en 2023 avec un budget propre marginal : 113 millions d’euros, à rapporter aux 3392 millions reversés aux communes et établissements publics territoriaux.

Conclusion : la coexistence de cinq strates conduit à une inévitable dilution des responsabilités et l’option retenue est de supprimer la métropole du Grand Paris, de transformer les établissements publics territoriaux (EPT) en EPCI à fiscalité propre, de maintenir une péréquation entre les territoires les plus riches et les territoires les plus pauvres.

Une fois la métropole supprimée, il reviendrait au conseil régional de porter le projet métropolitain au travers d’une « région-métropole ».

Rien n’est dit de la faiblesse actuelle des montants de la péréquation horizontale pas plus que du système électoral qui donnerait plus de démocratie à cette collectivité. On peut douter que la réintroduction du conseiller territorial pour articuler l’action de deux strates maintenues (la Région et les Départements) permette l’émergence d’un projet métropolitain réellement inclusif.

Un changement de discours destiné aux maires

Cette prudence apparente masque un tournant dans le mouvement amorcé par les lois Chevènement en 1999 et prolongé jusqu’aux lois MAPTAM en 2014 et NOTRE en 2015 pour ajuster autant qu’il est possible les modes de gouvernance locale avec les modes de vie et les contraintes économiques. Le rapport constate que la décentralisation, projet politique largement partagé et compris, est progressivement devenu un processus confus essentiellement maitrisé par la classe politique et d’abord par les maires qu’il ne faut surtout pas crisper dans ce moment de crise sociale, budgétaire, et politique. Placé clairement sous le signe de la confiance les rapporteurs s’efforcent d’intégrer à la marge les bouleversements écologiques qui remettent en cause notre modèle économique comme notre façon d’aménager le territoire, mais ce point capital n’est pas au centre du discours qui esquive tout ce qui pourrait déplaire et tend à définir un pré carré pour chacun chez soi.

Abandonnant la logique du toujours plus grand, le texte remet en première ligne les communes sans proposer une vision renouvelée du peuplement et de l’usage du territoire où les villes et les lieux n’appartiennent pas seulement à ceux qui y dorment, mais aussi à ceux qui y travaillent, y étudient ou qui les visitent. Il s’adresse en priorité aux maires avec lesquels l’État et le gouvernement cherchent à se réconcilier en leur garantissant plus de liberté pour compenser la généralisation de l’intercommunalité, pour diluer les effets des dernières règles associées au ZAN ou à la loi SRU. Il s’agit d’apporter plus de sécurité juridique, matérielle, et financière aux maires en tant qu’élus et que personnes directement exposées aux divers risques et violences en considérant que c’est le rôle exclusif de l’État centralisateur cible de toutes les critiques et recours ultime pour toutes les frustrations.

Face à la préférence largement partagée pour le statu quo, deux affirmations de principe tentent cependant de recadrer ce débat jamais résolu faute de n’avoir pas su mobiliser intelligemment tous les niveaux existants.

« Les collectivités territoriales font partie de l’État. » Cette évidence devrait mettre fin à la guerre sans fin entre tous les types de collectivités et l’État accusé tour à tour de les asphyxier, de leur faire les poches, de les étrangler, de les ignorer, de les mépriser, de les abandonner, de les contraindre, d’être omniprésent ou absent… alors que « la décentralisation est avant tout un partage du pouvoir » et non sa dissolution et qu’il faut réaffirmer la solidarité de toutes les composantes de la Nation sans que ce point soit bien développé ni précisé en matière de redistribution plus équitable des richesses.

« Il faut plus d’efficacité démocratique. » Cette injonction pose implicitement la question du devenir du millefeuille et de l’enchevêtrement des compétences avec un besoin de clarté dans la prise de décision, un besoin de lisibilité dans la responsabilité, un besoin d’équité dans la représentation politique, un besoin de transparence dans les modes d’élection directs et de représentations compréhensibles des citoyens et des territoires. Pourtant l’élection des EPCI au suffrage universel n’a pas paru opportune car elle conduirait au conflit de légitimité entre les conseils municipaux et communautaires et se traduirait inévitablement par une dévitalisation des communes et de la fonction de maire. De même il serait utile de rétablir le lien fiscal entre les collectivités et les citoyens.

Un retournement de doctrine et d’objectifs ?

Renonçant à traiter frontalement la question de la fragmentation des pouvoirs urbains et de l’importance des flux et des liens, le rapport réaffirme que les communes sont « la cellule de base de la démocratie locale avec leurs maires qui bénéficient de la plus forte légitimité démocratique ». Ce texte écrit dans un climat politique post Gilets jaunes, fortement bousculé par la puissance du Rassemblement national[1] et l’opposition entre centres et périphéries, et par la lassitude des élus vis à vis des normes vise à « tout changer sans rien changer » de décisif ou d’urticant. Bref on feint de revenir aux vieux fondamentaux en minorant l’ampleur des transformations du fonctionnement réel des territoires.

Considérant que la dynamique de métropolisation est aboutie, le rapport marque une pause (durable ou temporaire ?) dans la dynamique de regroupement et de légitimation des diverses structures supra communales. Ainsi est-il affirmé avec audace que « dès lors que l’objectif de faire des grandes villes françaises de véritables métropoles concentrant les richesses et résolument tournées vers l’international est atteint », l’action des départements est relégitimée y compris dans les territoires les plus urbains pour assurer la solidarité territoriale.

En écho à l’ambiance anti-urbaine, le processus de métropolisation est désormais critiqué parce « qu’il engendre une concentration des richesses et la polarisation entre des hypercentres dynamiques et des territoires périphériques ». Reprenant les arguments des tenants de « la ruralité délaissée » il s’agit d’ancrer les métropoles dans leur territoire comme si elles étaient hors sol, prédatrices, ou hostiles aux espaces voisins. Après la phase de « métropolisation triomphante », cette nouvelle partition conforte les trois strates traditionnelles (communes, départements et régions).

En rupture avec l’époque précédente il est écrit que le modèle lyonnais ne constitue pas un modèle déployable ailleurs en raison des difficultés de gouvernance, de son éloignement des territoires alentours, et au risque de raviver les tensions entre rural et urbain. Dans ce cadre de réflexion national la métropole du Grand Paris comme celles de Lyon ou Marseille n’occupent qu’un tout petit chapitre qui acte le retour à une vision plus ancrée dans la France traditionnelle avec la centralité des préfectures au cœur des relations entre l’État et les collectivités territoriales et le retour en grâce des départements que l’on croyait un moment condamnés au profit des régions et des EPCI. Loin de faire exploser la vision binaire de l’espace et les clichés victimaires des territoires abandonnés qui l’accompagnent, loin de déconstruire le discours médiatique et politique dominant qui confond égalité sociale et égalité entre territoires, tout semble pérenniser la juxtaposition de 35000 petites patries sortes d’États en petit format.

Cette nouvelle écriture donnera satisfaction aux maires sans répondre aux principales questions : comment faire coexister interdépendance économique et sociale accrue et maintien des périmètres institutionnels supports de légitimité des élus ? Comment avancer en respectant le principe constitutionnel de non tutelle d’une collectivité sur une autre ?

Au vu de l’expérience, peut-on compter sur les collectivités locales pour renforcer la politique de cohésion et de péréquation entre territoire connaissant leur réticence structurelle au partage de l’impôt ? Comment imposer le prélèvement de la fiscalité locale sur une base territoriale élargie reposant notamment sur les bassins d’emplois et l’ampleur des migrations entre centres urbains et périphéries résidentielles ?

Après quarante ans de décentralisation, l’État est-il encore légitime à imposer un ordre territorial et en a-t-il les moyens financiers et politiques, faut-il le renforcer ? L’heure de la reprise radicale du chantier de la gouvernance n’est pas encore venu.

 

[1] Au scrutin présidentiel de 2022 Marine Le Pen a capitalisé des succès grandissants en proportion inverse de la taille de la commune : elle remporte 15% des villes entre 50.000 et 100.000 habitants, 17% de celles entre 20.000 et 50.000, 26% de celles entre 10.000 et 20.000 et est en tête dans 42% des communes de 1.000 à 5.000 habitants et dans 57% des villages jusqu'à 1.000 habitants.