Sommes-nous face à un échec de la politique de la ville? edit
Répartis sur 859 communes du territoire national, les 1514 quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) sont peuplés de 5,4 millions d’habitants (8% de la population française). Ils concentrent la pauvreté, la délinquance, la violence sociale, et l’insécurité. Autant de réalités concrètes, palpables, sensibles que depuis vingt ans une politique volontariste de démolition/reconstruction a voulu métamorphoser en transformant l’habitat, en sécurisant les espaces publics, en désenclavant les quartiers par les transports urbains (bus, métros, tramways). Le but avoué était d’y attirer de nouveau les catégories sociales populaires qui les avaient massivement quitté dès les années 70 dans un parcours résidentiel qui les a fréquemment mené dans l’habitat pavillonnaire périurbain.
Une vieille histoire
La « crise des banlieues » et leur paupérisation rampante ont été diagnostiquées très tôt avec la circulaire Guichard du 21 mars 1973 relative aux formes d’urbanisation et à la lutte contre la ségrégation sociale par l’habitat, qui a arrêté la construction des grands ensembles. Observant que la petite classe moyenne commençait déjà à partir, le tournant politique en faveur de l’accession à la propriété était amorcé.
En 1977 le programme Habitat et vie sociale avait engagé la mise à niveau du parc HLM si rapidement dévalorisé après avoir été un temps si apprécié. Cette démarche a été amplifiée en 1983 par le programme national de Développement social des quartiers qui visait la requalification des logements, des espaces publics, et des équipements en mobilisant les habitants, les bailleurs sociaux et les élus.
En 2000 la loi SRU imposant partout un quota de logements sociaux signifiait que la mixité sociale était un objectif politique national qui devait encadrer les choix plus où moins égoïstes de chaque commune, notamment les plus bourgeoises.
En 2003 le programme national de rénovation urbaine créé par la loi Borloo du 1er août 2003 a relancé cette politique constatant que l’objectif de mixité sociale dans le parc social avait échoué et qu’il fallait changer de méthode. Le bilan du PNRU 2004-2021 présenté par l’ANRU en décembre 2022 montre l’ampleur de ce qui a été réalisé dans 546 quartiers: 164000 logements démolis (dont 92% construits entre 1957 et 1976), 142000 reconstruits dont 53% hors site, 408000 réhabilités (17000€ par logement), 385000 résidentialisés et 2346 équipements construits.
En 2017 l’«appel de Grigny» suivi d’un nouveau rapport signé Borloo en mai 2018 avait été disqualifié par le président. Celui-ci a décidé après une déambulation en Seine-Saint-Denis en plein Covid de lancer le NPNRU (N pour nouveau) d’un montant identique qui court jusqu’en 2030 et prévoit la démolition de 110 000 logements, et d’en construire ou réhabiliter 250 000 autres.
Le Comité interministériel des villes tenu le 30 juin dernier devait donner une forme nouvelle aux contrats de ville et annoncer le plan « quartiers 2030 ».
Des quartiers transformés, mais...
Cette politique ambitieuse a généré 48,8 milliards d’euros d’investissements dont 11,2 milliards de subventions de l’ANRU financés aux deux tiers par Action Logement, le reste par les collectivités locales et l’Etat. Ces milliards de travaux ont transformé de nombreux quartiers construits massivement et rapidement pendant des Trente Glorieuses.
Contrairement aux affirmations péremptoires de sociologues complaisants il n’est pas question de gentrification puisque 67% des logements reconstruits ont des loyers bas ou modéré et, quand bien même, faut-il accompagner la paupérisation pour mieux la dénoncer ensuite ?
Pour établir un bilan honnête il faut préciser que la plupart de celles et ceux qui s’en sont sortis socialement et veulent s’assurer une égalité des chances ont quitté ces quartiers dont la fonction de « sas » a été bien documentée.
En revanche à la faveur des mouvements migratoires les bailleurs ont constaté que les locataires sortants sont remplacés par une population toujours plus précaire souvent immigrée qui correspond aux critères prioritaires d’attribution liés au « DALO » (femmes seules avec des enfants), ou au contingent du Préfet. Plus généralement l’appauvrissement d’une fraction importante des couches populaires frappées par le chômage ou le sous-emploi dessine le profil des nouveaux locataires. Cette difficulté réelle interroge les politiques économiques et de formation professionnelle sans lien direct avec la nécessaire requalification du parc social.
Ce que la politique de la ville n’a pas pu anticiper ou résoudre
Si on investit beaucoup, on sait que les quartiers ne bénéficient pas des mêmes dépenses de droit commun notamment parce que les fonctionnaires qui y travaillent (enseignants, policiers, travailleurs sociaux) sont en début de carrière et donc moins bien payés (et moins stables).
Malgré des moyens publics qui augmentent nous ne sommes pas parvenus à réduire les écarts entre les habitants des QPV et ceux des autres quartiers, ce d’autant plus que les plus habiles et qualifiés sont partis ailleurs poursuivre leur cycle de vie. Une fois l’effet de sidération dépassé il nous appartient de comprendre la complexité des questions posées à toute la société en évacuant les discours politiques démagogiques et simplificateurs qui se contentent d’attiser les haines, de désigner des boucs émissaires, où de délégitimer systématiquement l’Etat et ses représentants.
C’est un fait que les politiques de la ville successives n’ont pas pu réduire la ségrégation sociale et ethnique qui au contraire s’est renforcée au gré des mutations locatives et des dynamiques métropolitaines qui ont amené des populations plus pauvres, plus précaires, issues d’immigrations plus diverses et plus lointaines. Selon le rapport de la Cour des comptes, les immigrés y sont surreprésentés (27,2% contre 12,9% au niveau national), alors que le taux de chômage des immigrés et de leurs descendants (13% et 12% en 2021) est presque deux fois supérieur à la moyenne nationale.
De nombreux facteurs aggravants se sont superposés.
L’impact des attentats islamistes sur la société française a déporté la trajectoire idéologique dominante vers une suspicion à l’égard des musulmans qui ne supportent plus ces discriminations.
La crise Covid a particulièrement frappé les quartiers populaires qui ont perçu cette inégalité existentielle.
La question de la jeunesse
La jeunesse des « quartiers » concentre et subit une partie de ces problèmes.
Des décennies de chômage de masse ont enrayé la dynamique d’intégration par le travail des jeunes hommes oisifs sortis du système scolaire sans qualification. Ils occupent l’espace public tandis que les jeunes filles se sont mieux adaptées à une économie de service dans des quartiers où le taux de chômage des moins de 30 ans s’élevait en 2020 à 30%.
La généralisation de la précarité économique des familles et des jeunes a été accompagnée de la diffusion des trafics de drogue dans plus de 4000 points de vente qui correspondent souvent aux mêmes quartiers prioritaires.
Depuis les années 1980 les contrôles d’identité répétés en bas de chez soi sont humiliants et nourrissent un profond ressentiment. La loi de février 2017 sur l’usage plus permissif des armes à feu par la police a encore avivé l’impression d’une hostilité de la police et le rapport à l’Etat est souvent douloureux quand la promesse républicaine n’a pas été tenue. Cela explique en partie la désaffection politique des habitants des cités et leur méfiance à l’égard de tout ce qui incarne le pouvoir.
La prégnance de l’histoire coloniale pour les jeunes de 3e génération issus de familles africaines ou maghrébines a nourri le ressentiment encore revivifié par des pratiques religieuses qui heurtent les principes de laïcité. Il est consciencieusement instrumentalisé par des groupes politiques extrémistes et des pays étrangers (Algérie, Turquie…) qui justifient la révolte contre l’État français d’une partie significative de la jeunesse d’origine extra-européenne.
Des questions qui dépassent l’urbanisme
Malgré le suivi des travailleurs sociaux, l’explosion des familles monoparentales peut expliquer le déficit de suivi des enfants renforcé par la précarité économique et culturelle.
On peut citer également l’échec du dispositif scolaire vertical et uniforme en dépit des ZEP et des REP, qui ne sont pas parvenus à renforcer la stabilité et la cohésion des équipes éducatives ; l’insuffisante solidarité financière entre les territoires riches et prospères et les communes pauvres au sein des métropoles traversées par de fortes inégalités ; l’effondrement de l’encadrement politique des anciennes communes communistes et des mouvements d’éducation populaire au bénéfice d’un modèle axé sur la consommation et l’individualisme ; la baisse de confiance pour tous les élus y compris les maires et la prise de distance avec tout ce qui incarne l’autorité qui fait mal, ne fait pas assez, ignore la population dont les deux tiers ne participent pas aux élections…
Aujourd’hui on mesure combien il a été plus facile d’agir sur le « bâti » aussi coûteux soit-il, que sur le peuplement et les pratiques sociales qui conduisent à une forme de ghetto culturel.
On sait la difficulté d’imposer la mixité sociale et la cohabitation dans une société libérale devenue multiculturelle où tout ceux qui le peuvent choisissent d’habiter où ils le souhaitent et scolarisent leurs enfants comme ils l’entendent renforçant par une somme de décisions individuelles la tendance à la marginalisation de certains « quartiers » que la puissance publique n’arrive plus à gérer correctement.
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