Secteur abrité, secteur exposé: une distinction économique dangereuse! edit
Notre culture économique de base, celle qui alimente le corps politique, a fait sienne la distinction entre un secteur industriel exposé à la concurrence internationale et un secteur qui en serait abrité. Le secteur exposé comprendrait par exemple le secteur automobile, qui vend des biens et services hautement « échangeables » sur le marché mondial, sur lequel pèsent des contraintes de compétitivité, de qualification de l’emploi, d’innovation et de gains technologiques continus. Le secteur abrité serait celui qui produit des biens et des services qui ne sont pas négociables sur un marché mondial. On y trouverait typiquement le BTP, les services à la personne, les services publics administratifs, l’éducation, etc., sur lequel les contraintes précédentes ne pèseraient pas ou peu. Devant des problèmes d’emploi du pays, une politique souvent suivie en France a consisté à accepter et même encourager les gains de productivité dans le secteur dit exposé, pour stimuler au maximum les exportations et la productivité ; et gérer les problèmes d’excès de main d'œuvre en tolérant une productivité basse dans le secteur protégé. Cela crée de l’emploi, et cela n’a pas d’incidence sur la compétitivité du pays… dit-on.
Cette vision dualiste et mercantiliste de l’activité industrielle d’un pays n’est en fait qu’un sophisme désormais bien identifié, mais qui reste dangereux parce que nos politiques publiques continuent à s’en inspirer. L’économie est une machine beaucoup plus intégrée que cette distinction veut bien nous laisser croire. Les bouleversements techniques en cours dans le secteur des services la rendent plus obsolète encore. Voyons la chose au travers de deux livres récemment parus.
Dans son dernier livre grand public (Le monde est clos et le désir infini, Albin Michel, 2015), Daniel Cohen reprend une idée simple d’Alfred Sauvy à l’aide d’un petit modèle qu’il appelle le modèle A/B. L’économie se compose de deux secteurs, A et B, de même taille initialement, qui emploient chacun d’eux 100 personnes et produisent chacun un PIB de 100. Mais voici que des progrès stupéfiants dans la productivité du secteur A, ouvert au monde, font qu’en l’espace de 50 ans la production de 100 qu’il assurait est désormais réalisée sans aucun travailleur. Dans cette économie, pour reprendre le terme de Sauvy, il y a « déversement » des 100 travailleurs devenus inutiles dans le secteur A vers le secteur B. Ce dernier secteur est protégé de la concurrence et de l’obligation de productivité et sa production devient 100 + 100 = 200. Au bout des 50 ans, le PIB du pays s’élève à 300, pour un nombre d’emplois toujours à 200, soit une croissance de 50% de l’activité. Ce n’est pas rien, mais sur 50 ans, cela ne fait guère qu’une croissance de 0,8% l’an, ce qui heurte l’intuition puisque la moitié de l’économie connaît une progression infinie de sa productivité.
Enrichissant son petit modèle, Daniel Cohen indique que pendant la période de transition, les travailleurs demeurant dans le secteur A jouissent d’une productivité constamment croissante. Ils accaparent en nombre toujours réduit la production de 100. L’inégalité que connaît cette économie est donc de plus en plus forte. Ce petit modèle, très segmenté, capture bien selon lui le paradoxe de nos économies modernes qui cumulent progrès technique rapide dans certains secteurs, croissance lente au total et inégalité croissante des revenus.
Le dernier livre de Pierre-Noël Giraud (L’homme inutile. Du bon usage de l’économie, Odile Jacob, 2015) utilise à peu près le même cadre, mais en l’enrichissant de considérations sur la mondialisation en cours. Il en tire des conclusions beaucoup plus pessimistes. Son modèle pourrait s’appeler le modèle N/S. Le secteur N est le secteur qu’il appelle « nomade », et qui ressemble beaucoup au secteur exposé. Ainsi, les emplois « nomades » d’un territoire sont mis en concurrence sur un marché mondialisé avec les emplois nomades d’un autre territoire. Le niveau et les gains de productivité pour ces emplois sont élevés. Les emplois « sédentaires » ou abrités ne sont en concurrence qu’au sein du même territoire. La productivité y est à la fois plus basse et plate, sans progrès technique notoire.
Partons à nouveau d’une situation où les deux secteurs N et S – qu’on suppose appartenir à un pays avancé – comportent initialement 100 travailleurs chacun produisant 100 de PIB. Mais avec une dynamique différente de celle du modèle A/B. L’économie crée de la richesse à deux conditions : si la part des travailleurs du secteur nomade s’accroit, ou bien si la demande en biens du secteur sédentaire s’accroît, notamment sous l’effet d’une consommation plus importante de biens sédentaires par les travailleurs du secteur N. Il en résulte un emploi plus important dans le secteur sédentaire (ce qui n’est bien-sûr comptablement possible que s’il existe une réserve de travailleurs inemployés dans l’économie). C’est une situation vertueuse pour le pays puisqu’elle coïncide avec une moindre inégalité des revenus, mesurés par le PIB par tête : il y a davantage de gens qui travaillent dans le secteur N, mais le secteur S n’est pas pénalisé pour autant.
Que se passe-t-il si un pays émergent développe un secteur nomade particulièrement performant qui rentre en compétition frontale avec le secteur nomade du pays avancé ? Par exemple, nous dit Pierre-Noël Giraud, l’ingénieur logiciel indien ou le travailleur d’un centre d’appel offshore – deux emplois hautement nomades – rivalisent avec leurs homologues en Europe. Une issue possible, mais difficile, est d’augmenter l’innovation dans le secteur nomade du pays avancé. Mais cela se paie d’une inégalité croissante au sein de ce pays. Si cela n’est pas possible, le secteur nomade du pays avancé décline et il y a à nouveau, comme dans le modèle A/B, « déversement » des travailleurs nomades dans le secteur sédentaire de l’économie.
Différence avec Daniel Cohen, rien n’assure que ce déversement va produire des emplois dans le secteur sédentaire. Là où Daniel Cohen avait une logique d’offre (ce sont les gens en place qui créent leur production), pour Pierre-Noël Giraud, c’est la demande qui prime : faute de demande d’un secteur nomade en déclin, la production du secteur sédentaire ne croît pas et les travailleurs qui y sont refoulés deviennent des « hommes inutiles », selon le titre qu’il donne à son livre. Pierre-Noël Giraud comme Daniel Cohen a une approche dualiste du système économique, mais y ajoute une vision malthusienne et en tout cas beaucoup plus pessimiste. Et l’on n’échappe pas à un creusement de l’inégalité des revenus.
Dans un long chapitre, Pierre-Noël Giraud s’interroge sur les moyens d’échapper à cette tenaille. Il examine les mauvaises solutions (protectionnisme par exemple), les solutions incertaines (les bénéfices élusifs de la croissance verte), les bonnes solutions (miser sur la recherche, la formation, les clusters à haute technologie, mais aussi développer l’attractivité pour les produits sédentaires, comme les services à la personne).
Mais on en reste à un schéma dualiste où l’abrité s’oppose à l’exposé. Or, la réalité est une économie beaucoup plus intégrée que cela : pour réaliser sa production, le secteur exposé consomme massivement des produits du secteur abrité (pour reprendre la dénomination traditionnelle). Il faut des infrastructures, des services publics en consommation intermédiaire du secteur exposé (le PIB, c’est la production moins les consommations intermédiaires). Plus ces biens et services sont fournis efficacement, plus le PIB du secteur exposé est élevé et plus il est en mesure d’être compétitif. Cela joue de façon plus indirecte encore via le coût du travail dans le secteur exposé : si les biens et services du secteur sont moins chers et rendus plus efficacement, les salaires peuvent être plus bas, à niveau de vie préservé. Et cela vaut à son tour pour le secteur abrité, qui fournit une production moins coûteuse si le coût nominal du travail est plus bas. Il n’est pas besoin pour cela de craindre l’Inde ou la Chine. Par exemple, une intéressante étude du Crédit foncier de 2015 indique que le prix du m² de logement est de 3900€ en France quand il est de 1.850€ en Allemagne, pourtant un pays dont la surface est 35% moindre que la France et dont la population est 23% plus élevée, tout cela à cause d’une politique foncière et du logement extrêmement dysfonctionnelle en France. Cela se reflète dans le coût du travail. Selon certaines estimations, l’État français utilise 44% de plus de fonctionnaires par actif qu’en Allemagne, avec au total 1,2 million d’emplois publics en plus, à nouveau pour une population bien moindre. Ces charges s’imputent sur les coûts de production, tant des secteurs exposés qu’abrités, et participent collectivement à la compétitivité réelle de l’économie.
Le concept de chaîne de valeur est plus pertinent dans l’économie moderne que celui qui distingue secteur abrité et secteur exposé. Les chaînes de valeur enrichissent la production d’amont vers l’aval, et pour cela sautent ou pas les frontières. Le hublot ou le moteur d’un Airbus participent en aval à la compétitivité de l’avion, en qualité et en prix. Eh bien, les services publics, d’infrastructure, de logement et d’environnement pour les salariés, à destination d’Airbus à Toulouse le font tout autant. L’économie est holiste, pas dualiste, et la distinction trop abrupte entre exposé et abrité n’est pas opérationnelle. Un article de Mathilde Le Moigne et Xavier Ragot (« France et Allemagne : une histoire de désajustement européen », n°142, 2015 ») montre à quel point la France est en retard dans cette compréhension, quand on la compare à l’Allemagne. C’est un tort de croire qu’on sauve des emplois à tolérer une productivité basse dans un secteur de l’économie. Sur la durée, on les tue.
Ce n’est bien-sûr pas rendre justice aux livres de Cohen et de Giraud que de les réduire aux petits modèles que cette tribune présente. Ils sont plus que cela et nous font faire une promenade intellectuelle très stimulante. Mais bien insister sur la complémentarité et l’inclusivité profondes d’un tissu économique, et au final d’une société, est décisif dans le monde présent.
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