Un candidat à l’élection présidentielle doit-il avoir un programme? edit
Jusqu’aux ides de mars, il aura donc été de bon ton de chercher des noises à Emmanuel Macron, en blâmant le candidat d’En Marche ! pour ne pas avoir un programme suffisamment étayé et précis ; au point de se contenter dans ses meetings ou ses interventions télévisées de grandes envolées lyriques, aussi brumeuses que creuses. À rebours, nombre d’observateurs ont estimé que François Fillon devait une grande partie de son succès lors des primaires au fait d’être apparu comme celui qui avait la plate-forme électorale la plus aboutie. Les électeurs de droite lui auraient su gré d’avoir mis à profit ses années d’opposition pour travailler à forger le projet le plus réfléchi, le plus structuré et le plus dense. Certes, le lien entre propositions et victoire dans les urnes ne saurait être strictement arithmétique, car si le score des candidats avait été indexé sur le volume de leurs promesses, Bruno Lemaire, avec son imposant « contrat présidentiel » (pas moins de 1011 pages ; de quoi presque remplir un volume de la Pléiade…), l’aurait emporté haut la main. Au lieu de quoi, il a fait à peine 2,38% des voix ; soit un retour sur investissement bien décevant – 100 voix la page en moyenne, ou encore 0,002% le folio !
Reste que nombre d’électeurs s’obstinent à voir dans l’étendue du programme des postulants un gage de sérieux. Doit-on nécessairement souscrire à une telle croyance ?
La première objection qui vient à l’esprit consiste à affirmer que le Président de la République n’est pas un Premier ministre, et que par conséquent il doit présenter aux électeurs quelques grands principes (une vision) plutôt qu’un catalogue de mesures, comme le fait un simple chef du gouvernement dans son discours de politique générale. Pour recourir à une métaphore maritime dont aimait à user le général de Gaulle ; sous la Ve République, le Chef de l’Etat est comme le capitaine d’un navire qui fixe le cap, explique la route qu’il entend suivre, ainsi que les divers écueils que l’on risque de rencontrer ; mais qui ne se préoccupe pas pour autant du menu qui sera proposé aux cuisines de l’entrepont ou de la couleur des draps en cabine. Autrement dit, l’obsession du programme traduirait le fait que nos concitoyens semblent avoir intégré la dérive présidentialiste du régime, contre l’esprit même de notre Constitution.
Pour le Général de Gaulle, en effet, le Président de la République, garant de l’indépendance nationale et du bon fonctionnement des pouvoirs publics, avait pour tâche essentielle de s’occuper des grandes questions régaliennes, et n’avait pas vocation à mettre les mains dans le cambouis de la gestion quotidienne des affaires de l’Etat. L’autre inspirateur du texte de 1958, Michel Debré, était quant à lui un fervent admirateur du modèle britannique, et avait donc une lecture strictement parlementaire des institutions ; considérant que les détails de la politique intérieure et de la gestion administrative dépendaient de la machine gouvernementale et de son chef (le Premier ministre, dont il se faisait une haute idée, comme en témoigne son propre passage à Matignon).
Cette stricte répartition des rôles – au chef de l’Etat la vision ; au chef du gouvernement l’intendance – a vraiment changé à partir du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, lorsque les locataires de l’Elysée et leur cabinet ont pris l’habitude de s’occuper de tout (de l’accessoire autant que de l’essentiel), en traitant directement avec les ministres, par-dessus la tête du premier d’entre eux. Le quinquennat n’a d’ailleurs fait qu’aggraver les choses, au point que François Fillon se verra même publiquement ravalé au rang de « collaborateur » ; lui qui, peu de temps auparavant, avait théorisé la suppression de son futur poste et l’avènement d’un régime présidentiel.
Bref, l’idée que les prétendants à la charge suprême devraient avoir un programme aussi concret, vétilleux et circonstancié que le discours de politique générale d’un Premier ministre, n’est rien d’autre que l’intériorisation de la dérive présidentialiste de la Ve République. En effet, pour de Gaulle, l’élection du chef de l’Etat devait d’abord être la rencontre d’un homme et du pays. Elle ne devait pas voir s’affronter des programmes, des idéologies ou des partis ; mais bien des caractères, des valeurs et des principes. En d’autres termes, des visions. Il ne faut jamais oublier que le Général était obsédé par le souvenir de la débâcle de 40 ; qui est en réalité le véritable acte fondateur de la Ve. De fait, il était intimement persuadé que s’il s’était trouvé en juin 1940 un vrai Chef de l’Etat, c’est-à-dire un homme d’envergure et des institutions lui donnant les moyens d’assurer ses responsabilités historiques, le destin de la nation eût été tout autre. Face à un défi aussi inouï – que nul ne pouvait prévoir –, ce ne sont évidemment pas les étiquettes politiques, les idéologies ou les plateformes électorales qui auraient pu être d’un quelconque secours ; mais bien la personnalité d’un homme, sa force de caractère, jointe à l’incarnation de quelques solides principes. Et si le Général a décidé en 1962 que le Président serait désormais élu au suffrage universel direct, c’est parce qu’il estimait que les leçons tirées d’un épisode aussi tragique devaient être utiles pour des temps heureusement moins dramatiques.
En ce sens, lorsqu’Emmanuel Macron répète ouvertement qu’il entend que la France reste un pays ouvert au monde et à l’Europe, où la liberté d’entreprendre prendrait le pas sur la défense des statuts et des situations acquises, et où chacun aurait la possibilité de faire les choix de vie qui sont les siens sur la plan professionnel comme sur le plan personnel, il s’avère infiniment plus fidèle à l’esprit du fondateur de la Ve que le pourtant gaulliste Bruno Lemaire, avec son catalogue de vente par correspondance, où ne manquaient guère que la couleur des timbres et la réglementation des cantines scolaires. Dans une logique purement gaullienne, ce que les Français ont besoin de savoir, c’est si face aux tempêtes qui s’annoncent (et que nul ne peut prévoir), le futur chef de l’Etat aura les reins solides, et quelle sera sa boussole.
À cela s’ajoute qu’un programme conçu comme un répertoire de promesses n’a en réalité de sens que si celui qui le propose est capable de savoir de quoi demain sera fait. Or rien n’est plus illusoire. En effet, nul n’est en mesure de dire quel sera le taux de croissance l’an prochain (et a fortiori dans cinq ans) ; de même que nul ne peut dire comment évolueront les relations internationales dans la décennie à venir ; sans même parler des innovations technologiques qui ne sont pas encore nées et qui pourtant bouleverseront inévitablement le monde de demain.
Pour prendre quelques exemples récents, Nicolas Sarkozy ne pouvait prévoir la crise de 2008 qui a aussitôt rendu complètement caduque toute la politique économique qu’il avait cru devoir promettre aux Français l’année précédente ; de même que François Hollande ne pouvait prévoir la tragédie des attentats islamistes à répétition, qui l’a conduit à proposer la déchéance de nationalité ; une mesure signant son divorce définitif avec une partie de son électorat, qui ne l’avait certes pas élu pour cela. Aurait-il dû prévoir à l’article 6491 bis alinéa 3 de la page 1637 de son programme qu’en cas d’attentats terroristes il serait décidé de déchoir de leur nationalité les responsables de ces actes odieux ? Et d’ailleurs, si cela avait le moindre sens, que faire lorsqu’on est d’accord avec 70 des 110 propositions d’un candidat, et en désaccord avec les 40 restantes ? Comment mieux dire que l’idée même de programme-catalogue est une pure incongruité ?
Mais à bien réfléchir, cette question conduit à un débat plus fondamental encore, qui est celui du choix que toute démocratie doit faire entre le mandat impératif ou la délégation ; soit les deux conceptions extrêmes et opposées entre lesquelles navigue nécessairement toute forme de représentation politique.
Que veut dire en effet élire un représentant ? Est-ce désigner un candidat qui s’est engagé à mettre en œuvre une série de mesures, dont les électeurs pourront ensuite s’employer à vérifier scrupuleusement la réalisation ? Auquel cas, si l’on pousse la logique jusqu’au bout, il faut – comme le fait du reste une partie de l’extrême gauche – réclamer l’instauration du mandat impératif, et prévoir une procédure (par exemple référendaire) permettant de destituer l’élu qui aurait trahi ses promesses à valeur contractuelle. Doit-on au contraire concevoir l’élection comme une stricte délégation, c’est-à-dire comme le fait de confier les clés du pouvoir à un individu s’étant fait élire d’abord sur sa personnalité et sa vision fondée sur quelques valeurs fondamentales ; à charge pour lui de rendre des comptes cinq ans plus tard et de prouver alors que la situation du pays est meilleure que lors de son entrée en fonction ? C’est, remarquons-le, la logique qui a historiquement prévalu dans le parlementarisme britannique. Il est en effet admis outre-Manche que le locataire de Downing Street doit avoir l’initiative de la date des futures échéances électorales (via la procédure de dissolution de convenance), de manière à pouvoir rendre des comptes au pays dans les circonstances les plus favorables au pouvoir sortant. Telle était aussi l’idée que se faisait Michel Debré d’une gouvernance raisonnable ; lui qui admirait tant le système de Westminster (qu’il a pourtant échoué à importer), et défendait sans ambages la philosophie de la délégation.
Telle n’est pas en revanche la conception que se font ceux qui jugent qu’un candidat à l’élection présidentielle digne de ce nom doit se présenter aux électeurs, muni d’un volumineux catalogue de mesures ayant valeur de contrat. Ceux-là optent sans le dire – et même sans en avoir conscience – pour une logique qui relève du mandat impératif. Comment dès lors s’étonner que les Français descendent aussi volontiers dans la rue pour protester contre une politique pour laquelle ils disent ne pas avoir élu leurs dirigeants ? Comment s’étonner également que malgré les talents de tous les communicants de France et de Navarre, nos gouvernants soient parfaitement incapables de faire comprendre leur politique, qu’ils s’obstinent à ne pas assumer comme telle ?
Mais cette problématique nous dévoile un dernier niveau d’analyse, dont les enjeux sont encore plus profonds que les précédents. En effet, le débat sur le programme nous invite plus fondamentalement à nous interroger sur la notion même de volonté générale, qui depuis Rousseau fait en France office de dogme – un dogme aussi puissant que confus. En effet, les programmes des candidats traduiraient le fait que les élections sont censées permettre aux citoyens d’exprimer une volonté collective, une intention commune, un dessein public ; soit autant d’oxymores lourds d’ambiguïtés. En effet, malgré sa nature équivoque, cette notion de volonté générale est à l’arrière-plan de presque tout discours politique hexagonal, qui se ramène fondamentalement à ce credo : « Le législateur a voté ; le peuple a voulu ». Comme si la démocratie était au sens propre le pouvoir (kratos) du projet collectif (le programme !) ; l’accomplissement de la volonté du peuple. En d’autres termes, la réalisation de ce que les grecs appelaient telos (la fin, l’achèvement, l’accomplissement, la réalisation). Bref, la démocratie serait littéralement une téléocratie ; soit une démocratie de la volonté collective – pour autant que cette notion ait un réel sens (en effet, à strictement parler, seul un individu peut vouloir).
Dans cette optique, la tâche du gouvernement consisterait à mettre en application un projet censé avoir été souhaité par les électeurs ; puisque choisi parmi plusieurs programmes qui leur étaient proposés par les divers candidats au pouvoir suprême. Et c’est ce mélange de révélation et d’accomplissement qui légitimerait le pouvoir lui-même, chargé de faire advenir, depuis l’Olympe élyséen, un dessein collectif, jusque-là latent. Au risque, bien entendu, de susciter ensuite d’autant plus de rancœurs et de déceptions que ledit programme comptait d’articles…
Or il existe une toute autre vision de la démocratie, que le philosophe Alain a en son temps théorisée. L’auteur du Citoyen contre les Pouvoirs promouvait en effet une démocratie du contrôle plutôt que de la volonté. Dans cette conception plus modeste de la politique, les candidats aux responsabilités ne se donnent plus pour mission de changer la vie de leurs concitoyens ou de faire leur bonheur (parfois malgré eux) en suivant les recettes d’un programme vendu comme une maison sur plan. Ils doivent d’abord garantir les droits fondamentaux de leurs mandants et leur assurer la stabilité juridique et fiscale qui peut seule leur permettre de réaliser leurs projets de vie dans les meilleures conditions possibles. Il ne s’agit plus dès lors de valider un catalogue de promesses dont la plupart ne pourront pas être tenues (ne serait-ce que parce que les circonstances changent en permanence). Il s’agit de défendre quelques grandes valeurs et d’avaliser quelques grands principes qui serviront de boussole à des gouvernants, armés de courage et de bons sens plus que de propositions clé-en-main. Quant aux citoyens, plutôt que de tout attendre d’un Etat tutélaire, qui à trop promettre ne peut engendrer que des frustrations, leur devoir consiste d’abord et avant tout à surveiller les pouvoirs afin d’éviter qu’ils n’abusent de leurs prérogatives, et ne les empêchent de mener à bien librement les projets qui sont les leurs.
Cette gouvernance « positive » (pour reprendre un terme alinien) est à l’opposé même du volontarisme politique qui, depuis plusieurs décennies, a montré ses limites. Elle se veut résolument modeste ; mais elle a cet inestimable avantage de ne pas engendrer des espoirs déraisonnables, annonciateurs de déboires et de colères, qui sont autant de portes ouvertes à toutes les aventures démagogiques et populistes.
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