Après les Gilets jaunes, le retour des syndicats? edit
À la suite du long épisode des Gilets jaunes, deux réformes importantes qui intéressent particulièrement le monde du travail – les réformes du chômage et des retraites – peuvent mettre au cœur de l’actualité sociale l’action syndicale et plus particulièrement celle d’un certain syndicalisme de contestation.
On peut anticiper des mouvements sociaux. Mais la centralité des syndicats dans ces mouvements n’est plus aussi évidente et ils pourraient bien se retrouver hors jeu. De façon visible, par l’émergence d’autres formes de mobilisation avec lesquelles une jonction n’a rien d’évident. De façon plus discrète, par la question de leur efficacité, d’autant plus faible qu’ils tenteront de s’aligner sur l’imaginaire de l’affrontement social.
Une efficacité syndicale problématique
Les mouvements de mobilisation syndicale face aux grandes réformes sociales menées par les pouvoirs publics se sont multipliés depuis plus de trente ans. 1995, 2003, 2006, 2010, 2016, 2017, 2018, il s’agit là de « millésimes » qui ont vu durant plusieurs semaines d’immenses cortèges syndicaux réunissant des centaines de milliers voire parfois plus d’un million de salariés qui dénonçaient des réformes concernant (déjà) les retraites ou encore l’emploi, la redéfinition du Code du travail ou plus récemment la réforme de la SNCF. Mais dans ce contexte de mobilisations, un thème est devenu de plus en plus insistant, celui de l’efficacité de l’action syndicale. En effet, les grands mouvements sociaux qui ont marqué les 30 dernières années ont débouché de façon répétée sur des échecs sauf exception. Hormis les « acquis immédiats » du conflit de 1995 « grignotés » dans le temps, seul le rejet en 2006 du CPE (Contrat Première Embauche) à destination des jeunes sans qualifications a pu pleinement satisfaire les attentes syndicales.
D’où la question évoquée par de nombreux observateurs et de nombreux médias depuis l’automne dernier : l’efficacité de l’action des Gilets jaunes, actée par les concessions d’Emmanuel Macron dès décembre 2018, ne tranche-t-elle pas avec l’absence de résultats qui caractérise les grandes mobilisations syndicales ? Et s’ils ont lieu et se développent, les prochains mouvements sur le chômage ou les retraites peuvent-ils faire exception face à ce qui constitue une longue lignée d’échecs ?
Pour certains observateurs, la réponse est claire : l’action des Gilets jaunes aurait révélé de nouvelles modalités de mobilisations qui mettent « hors-jeu » celles qui concernent traditionnellement le syndicalisme. Mais ce type de réponse relève-t-il de la réalité ou des souhaits plus ou moins tacites de leurs auteurs ? Et surtout, prend-on ici en compte les mutations considérables qui se produisent aujourd’hui dans l’entreprise et qui marquent déjà l’ensemble de la société ? Assurément pas comme on le verra plus loin.
Du côté des syndicats, la CGT a tenté de répondre à la situation récente et au mouvement des Gilets jaunes de deux manières. D’une part, en prônant une convergence des luttes dont on pouvait assez tôt prévoir qu’elle n’aurait jamais lieu (voir : Telos, 14 mars 2019). De l’autre, en insistant comme lors du Congrès confédéral de Marseille sur la nécessité d’un « syndicalisme de classe et de luttes de classes » ce qui conduit à considérer l’entreprise sous un angle avant tout conflictuel, comme un champ d’affrontements.
L’entreprise, l’enjeu numérique et l’enjeu écologique
Mais si l’entreprise est traversée par des conflits d’intérêts parfois intenses, on ne peut pas la réduire à ce seul aspect sauf à prendre le risque de passer à côté de transformations capitales et décisives. En effet, l’entreprise est l’objet d’une double transition qui l’impacte avec vigueur et qui dessine son devenir, un devenir qui se situe ainsi bien au-delà des réformes envisagées par le gouvernement dans les prochains mois. Il s’agit de la transition numérique et de la transition écologique qui se combinent et comportent des enjeux cruciaux tels : un profond bouleversement des marchés du travail, des statuts d’emplois et des modes de formation initiale et continue qui découlent de ce que certains nomment la « Révolution numérique », prenant le relais des grandes révolutions industrielles qui se sont succédées depuis les origines du capitalisme (la machine à vapeur, l’essor de l’électricité ou plus récemment celui de l’informatique des années 1970-80) ; de nouvelles stratégies de croissance et d’investissements qui concernent les formes classiques de l’activité économique mais aussi l’essor d’un nouveau capitalisme, le « capitalisme vert » ; et avec le digital, un bouleversement des modes de communications entre les individus, les collectifs ou les différentes strates de la hiérarchie qui touchent l’entreprise comme la société dans son ensemble.
Comme le montrent des exemples récents, des initiatives politiques ou syndicales se dessinent en réponse à ces défis au niveau européen. Dans le droit fil de la COP21, le Parlement européen a voté le 27 mars dernier une résolution qui pour les prochaines années, vise une baisse de 37,5% de l’émission de CO2 des véhicules neufs alors que la Commission situait cette baisse à 30% tandis que l’Association des constructeurs automobiles européens proposait 20% (source : www.techniques-ingenieur.fr). Le texte adopté implique des effets majeurs et un essor inédit de la production de la voiture électrique qui devrait atteindre 20% des parts de marché en 2025 et 35% en 2030 (source : automobile-propre.com). On est là face à une initiative dont l’impact revêt divers visages : il affecte l’organisation industrielle, les stratégies d’investissements et de nombreux métiers tout en renvoyant à des aspects plus sociétaux qui débordent l’entreprise tels les modes de consommation, les modes de vie, des questions de santé publique et les mobilités dans les villes de demain plus proches dans le temps qu’on ne le pense.
Toujours au niveau européen mais du côté syndical, de véritables pressions s’exercent à l’adresse du patronat et des pouvoirs publics. Suite à une enquête auprès de 2000 entreprises, l’organisation syndicale allemande IG Metall présentait le 5 juin dernier un Atlas des transformations qui concernait la transition numérique et le passage à « l’électromobilité » dans les secteurs de la métallurgie et de l’électrotechnique. Pour le syndicat allemand, ce fut l’occasion de lancer un véritable cri d’alarme. À ses yeux près de 50% des entreprises concernées ne disposent d’aucune stratégie et lorsqu’elles en ont, celles-ci demeurent très lacunaires. En réponse à cette situation, l’IG Metall propose notamment une « analyse réelle de l’impact concret de la transformation numérique dans les entreprises » et des politiques appropriées de formation continue afin de prévenir et d’éviter des « suppressions massives d’emplois ». Mais aussi des mesures pour créer de nouveaux dispositifs de chômage concernant les travailleurs affectés par les mutations présentes ou à venir, ces dispositifs pouvant s’inspirer « de ceux mis en place avec succès outre-Rhin durant la crise financière et économique de 2009 » (source : Planet Labor. Employment Relations Intelligence, 6 juin 2019).
Et en France, aujourd’hui ? Les changements en cours interpellent comme ailleurs le syndicalisme. En effet, peut-on penser que les enjeux majeurs et sociétaux qui impactent avec force l’économie, puissent être maîtrisés sans le concours de ceux qui font la vie de l’entreprise à savoir les salariés, cadres ou non cadres ? D’où un défi pour les syndicats dont le rôle peut devenir essentiel et indispensable car il concernera des enjeux économiques et des enjeux de société décisifs pour l’avenir du pays. Mais, c’est précisément dans ce contexte que se pose une question importante et cruciale : divisés, affaiblis, les syndicats français sont-ils en mesure de répondre à ce défi ?
Certes, des actions et des propositions existent mais de façon dispersée et elles demeurent peu visibles et parfois peu crédibles pour les salariés. Trop souvent, l’action syndicale ne paraît pas à la hauteur des enjeux numériques et écologiques actuels tant dans le débat public qu’au sein de l’entreprise. Pour qu’elle le soit, il faut que les syndicats renouent avec le principe d’efficacité et dans ce but une condition majeure s’impose a priori à eux : retrouver la confiance de ceux qu’ils sont censés représenter à savoir les salariés ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Comme le montrent en effet les enquêtes du CEVIPOF, c’est seulement 30% des salariés qui disent éprouver de la confiance à l’égard des syndicats, 70% exprimant un sentiment contraire de défiance (Source : Baromètre annuel de la confiance politique, CEVIPOF, Sciences Po ; Baromètre annuel du dialogue social, CEVIPOF avec Dialogues et Sciences Po Exed).
Pour les syndicats comme pour toutes les institutions, la confiance ne s’impose jamais, elle se mérite. Pour contourner les difficultés qui l’affectent, le syndicalisme doit s’adonner à une authentique révolution interne transformant ses modes d’intervention, ses rapports avec les salariés et certains traits culturels ou conceptions qui relèvent d’un passé révolu. Et dans le même temps, il doit rechercher les moyens de pallier sa faiblesse et surtout ses divisions qui sont à la source de l’inefficacité fréquente des actions qu’il promeut. S’il ne procède pas ainsi, le risque est grand de le voir débordé par des mobilisations plus ou moins spontanées ou directes qui se développeront à ses marges voire à son encontre lors des mutations numériques ou écologiques affectant la production, l’organisation des tâches, les qualifications et l’emploi. Et qui rendront encore plus confus les rapports sociaux dans l’entreprise alors que les nombreuses incertitudes liées aux mutations concernées, exigent précisément le contraire. On le voit, ce n’est évidemment pas le mouvement des Gilets jaunes qui risque de mettre « hors jeu » les syndicats, loin de là. Mais plutôt les changements actuels de l’entreprise et les syndicats eux-mêmes s’ils ne se donnent pas les outils nécessaires pour répondre à ceux-ci.
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