Hadopi et utopies edit
Du groupe de rap IAM au chanteur Bénabar, ils n’en reviennent pas. Que l’on puisse télécharger illégalement leurs chansons, que l’on trouve normal de ne pas rémunérer leur travail, ces artistes engagés en ont le souffle coupé. « J’ai conscience qu’il y a des zones d’ombre dans cette loi. Mais il faut bien quelque chose pour réguler Internet. C’est affligeant de passer pour un mec de droite que de dire cela ! Réguler, c’est de gauche ! », s’exclame Bénabar à propos de la loi Hadopi sur Rue89. Un coup de massue supplémentaire leur tombe sur la tête : les sénateurs socialistes qui, contrairement à leurs collègues de l’Assemblée Nationale, avaient voté la première version de la loi, n’ont pas soutenu Hadopi 2, jugée « inutilement répressive ». Le débat véhément qui entoure ce projet conduit le béotien de surprise en surprise et le désarroi des artistes s’accroît face à des passions qui paraissent démesurées. Ni le dispositif juridique (commun avec d’autres pays), ni la dimension économique (un problème de réactivité commerciale) ne suffisent à expliquer le déchaînement des affects autour de Hadopi. C’est du côté des utopies politiques qu’il faut porter le regard pour comprendre la radicalité des réactions.
Hadopi, dans son esprit, est-elle une hérésie juridique ? Argumenter sur ce terrain tourne rapidement court. Cette loi est loin de constituer une innovation renversante des pouvoirs publics français. Beaucoup d’autres pays ont précédé la France sur la voie de la lutte contre le téléchargement illégal d’œuvres musicales ou filmiques (voir le dossier publié en mai 2009 par La revue européenne des médias). Par exemple, en Allemagne, la loi « Zweiter Korb » prévoit une amende proportionnelle aux revenus ou une peine de prison de 3 à 5 ans, et sur demande des ayants droit, les fournisseurs d’accès sont contraints de livrer les données personnelles de leurs abonnés. Les dispositifs varient d’un pays à l’autre (la riposte graduée est souvent privilégiée, les procédures et les sanctions diffèrent), mais il paraît difficile de déceler dans le projet français une originalité telle qu’elle mérite des cris d’orfraie.
Certes, aucun législateur n’a encore trouvé la solution « la moins insatisfaisante », c’est-à-dire celle qui respecte à la fois le droit d’auteur, la liberté des internautes et la neutralité des fournisseurs d’accès à Internet. Simplement, beaucoup de pays tâtonnent sur le même sentier juridique escarpé qu’empruntent les parlementaires français. Ce parallélisme des formes, en lui-même, aurait dû calmer les esprits.
Est-il normal de rémunérer la création ? Aucun internaute n’affirme le contraire, mais beaucoup dénoncent la cherté des biens culturels dans l’univers numérisé. On aurait imaginé qu’une panoplie de propositions pour accéder aux œuvres à un prix abordable émerge simultanément à la loi – une façon de faire passer en douceur le volet répressif. Pour la musique se développe le streaming, offre à la carte de chansons et musiques que l’on peut écouter en direct, l’ensemble se rémunérant par de la publicité pour… les CD. À l’achat, par contre, le prix du téléchargement demeure élevé (0,99 euros pour un titre, 10 euros en moyenne pour un album). Pour les films, auraient pu se mettre en place des abonnements : promesse de plaisirs illimités, cette forme de consommation des œuvres culturelles connaît un large succès et au demeurant elle est déjà en vigueur depuis des années dans les salles de cinéma. Mais rien n’est intervenu : sur la Toile les films se vendent à l’unité (5 euros en moyenne pour un visionnage, plus de 10 euros pour un achat), les catalogues sont défaillants et souvent anciens, et l’interopérabilité qui permet de télécharger s’avère souvent compliquée. Mais s’il s’agit d’un retard à l’allumage, les distributeurs peinant à adapter leur l’économie face aux biens dématérialisés, alors ces défaillances peuvent être rapidement surmontées. –Frédéric Mitterrand, à peine nommé ministre de la Culture, s’est posé en grand ordonnateur de ce chantier qui suppose de réunir tous les professionnels des filières musicales et cinématographiques.
Mais les réactions contre Hadopi expriment autre chose. Empreintes d’émotion et d’indignation, elles se positionnent sur le terrain de la morale publique. Sa dimension liberticide est brandie. Et l’argument de la gratuité des biens culturels, en fait de leur accessibilité, revient trop souvent pour que l’on puisse tenir ce thème pour secondaire. De fait, il est central. Pourquoi ? Parce qu’il a partie liée avec des utopies politiques. Rappelons que pour la jeunesse (et même pour les autres classes d’âge) le Web incarne d’abord une sphère d’investissement affectif, un espace de relations avec des pairs, une niche où l’on s’exprime, se dévoile, se met en scène. Cette dynamique de reconnaissance croisée est à l’œuvre dans les réseaux sociaux qui ont fleuri ces dernières années. Par delà, pour une partie des internautes, le Web véhicule les idéaux politiques qui ont sombré dans les oubliettes des partis : l’échange désintéressé, une projection sur une fraternité créatrice, un presque dessein politique. Ici, la notion de gratuité prend tout son sens. Il faut entendre dans les débats l’exaltation que soulèvent les notions de logiciel libre, de creative commons et les valeurs du « collaboratif ». Certains surfeurs du net, en France comme dans d’autres pays européens (voir l’exemple de la Suède), prêtent quasiment une âme à ce média. L’appui apporté par la gauche au mouvement anti-Hadopi (après hésitation), manifeste à la fois une raideur oppositionnelle désormais systématique et un choix en faveur de la mouvance libertaire. Il cautionne finalement les utopies sociales imputées au Web.
Hadopi, avec ses raisonnements juridiques (le droit de la propriété intellectuelle) et son substrat économique (rémunérer l’acte créateur) est déconnecté de cet imaginaire politique. Dès lors, les feux allumés à l’occasion des échanges parlementaires ne s’éteindront probablement pas avec la promulgation de la loi. Plus que jamais, les artistes engagés à gauche risquent de sombrer dans le dilemme et la perplexité face aux prophéties du numérique et à leurs zélateurs.
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