Contre les ghettos : cibler les personnes et plus seulement les territoires edit
Les violences urbaines de novembre 2005 ont mis en évidence l’échec de près de trois décennies de politique de la ville. L’insuffisance relative des moyens mis en œuvre au regard des besoins immenses explique sans doute une partie de cet échec. Mais l’échec tient peut-être aussi à la difficulté de concevoir une politique qui doit nécessairement intervenir dans une multiplicité de domaines tels que le logement, l’éducation, la santé, l’emploi ou la sécurité. C’est le caractère cumulatif de ces différents facteurs qui contribue à la ghettoïsation des banlieues.
Le regard porté sur la banlieue s’est tout d’abord porté sur le problème de la « relégation » des populations fragiles dans de grands ensembles implantés à la périphérie des villes. « Trop grands, trop ensemble ». Une erreur d’urbanisme somme toute. En réalité, le regroupement la ségrégation résidentielle trouve une cause peut-être plus importante encore dans le fonctionnement des marchés fonciers. En d’autres termes, s’il existe des ghettos, c’est aussi parce que les familles des classes moyennes et supérieures sont disposées à payer un loyer ou à acheter un logement plus cher pour résider entre elles ou en tout cas à distance des familles modestes. Par le biais de mécanismes multiples, la ségrégation maintient les habitants de ces quartiers dans une condition précaire et freine leur mobilité résidentielle.
Pour comprendre cela, on dispose aujourd’hui de nombreux travaux qui étudient en détail les effets négatifs de la ségrégation : il a été montré, par exemple, que les résultats scolaires des élèves ne dépendent pas que des efforts individuels mais aussi des efforts des autres élèves. Cette « externalité » (ou « effets de pairs » comme se plaisent à la qualifier les économistes) transforme la ségrégation scolaire en un véritable piège éducatif. Sur le plan de l’emploi, la concentration des chômeurs exacerbe à son tour le chômage : les chercheurs d’emploi ne peuvent compter sur leurs voisins pour les aider à trouver un emploi car ils sont eux-mêmes au chômage. Des effets cumulatifs jouent aussi dans l’exacerbation des problèmes sociaux : la « théorie épidémique des ghettos » suggère ainsi qu’au delà d’un certain seuil de comportements déviants au sein d’un quartier (par exemple le taux de grossesses juvéniles), ces comportements déviants se développent de façon exponentielle.
Face au caractère spatial du problème, les pouvoirs publics ont d’abord proposé des politiques essentiellement territoriales dont les objectifs ont été soit de pallier les effets négatifs de la ségrégation, soit de s’attaquer directement à la ségrégation pour essayer de la réduire.
En ce qui concerne la première catégorie de politiques, les mesures destinées à pallier les effets négatifs de la ségrégation ont pris la forme d’une discrimination positive envers des quartiers dits « prioritaires ». Les mesures ont visé l’amélioration des logements (les opérations Habitat et vie sociale, 1977), l’aide au système éducatif (les Zones d’éducation prioritaires, 1981) et l’aide au développement local des emplois (avec des incitations fiscales s’appuyant sur une classification initiée en 1996 et qui distingue en fonction de leur degré de dégradation les Zones urbaines sensibles, des Zones de redynamisation urbaine et des Zones franches urbaines). Prenons l’exemple de l’éducation pour illustrer plus en détail les difficultés de mise en oeuvre de la discrimination positive. L’intention originelle des ZEP était en effet de « donner plus à ceux qui ont le moins ». Rétrospectivement, bien que les montants globalement alloués aient été importants, il apparaît que l’effort rapporté au nombre d’élèves a été faible : le surcoût de masse salariale n’est que de 8% par élève de ZEP du fait des salaires moins élevés des jeunes professeurs qui y sont nommés et les classes de ZEP ne comportent en moyenne que deux élèves de moins que les classes hors ZEP. Les rares études visant à évaluer cette politique ne lui attribuent d’ailleurs pas un franc succès. Par ailleurs, outre la faiblesse des moyens effectivement disponibles, l’effet stigmatisant du zonage en ZEP a pu amplifier les stratégies d’évitement des familles les plus aisées et affaiblir les effets potentiellement bénéfiques de la politique.
Parallèlement aux mesures de discrimination positive en faveur des zones les plus défavorisées, la seconde catégorie de politiques, plus récente, s’est attachée à lutter directement contre la ségrégation résidentielle. Au nom de la « mixité sociale », la loi Solidarité et Renouvellement Urbain de décembre 2000 impose ainsi aux agglomérations de plus de 50 000 habitants de compter une proportion de logements sociaux de plus de 20% sous peine d’amende par logement manquant. Mais les résultats sont pour l’instant de faible ampleur car beaucoup de communes préfèrent payer l’amende plutôt que d’accueillir des familles aux revenus modestes.
Cependant, depuis quelques années, on constate trois choses.
Tout d’abord, on note le rôle central joué par l’appartenance ethnique dans le processus de relégation. La multiplication des procès concernant des refus de location ou de vente de logement suggère l’existence de freins importants à la mobilité résidentielle des minorités ethniques. Mais la ségrégation résidentielle selon le critère ethnique peut aussi tenir à la fuite ou à l’évitement des autres familles : de simples croyances sur les préjugés racistes des acquéreurs de logement peut conduire des acheteurs à éviter les quartiers à forte concentration de minorités ethniques en anticipant des difficultés à la revente de leur bien immobilier. Etant donné l’importance de la sur-représentation des minorités ethniques dans les quartiers en difficulté, on peut donc s’étonner que la politique de la ville ne s’y intéresse pas ouvertement. En réalité, l’objectif de « mixité sociale » affiché dans divers textes de loi est parfois interprété par les différents acteurs de la politique de la ville comme un objectif de mixité ethnique mais cela n’est jamais formulé explicitement.
Ensuite, on observe l’existence de discrimination ethnique sur le marché du travail alors que l’éventualité même de ce phénomène passait sous silence il y a quelques années encore.
Enfin, on constate l’existence d’une discrimination territoriale ou « délit de sale adresse » selon laquelle les habitants des quartiers en difficulté ne sont pas traités équitablement, notamment par les employeurs. Cette pratique pourrait contribuer fortement au chômage endémique des quartiers en difficulté.
Le rôle clé joué par ces pratiques dans la ghettoïsation des banlieues plaide pour la définition d’une nouvelle catégorie de politiques de discrimination positive qui seraient ciblées directement sur les populations et non plus exclusivement et indirectement sur les territoires. Mais il conviendrait au préalable de pouvoir étudier empiriquement l’ensemble des pratiques discriminatoires pour en mesurer l’ampleur et les effets.
Dans ce contexte, on peut déplorer que la réalisation d’études approfondies continue de se heurter à l’absence de collecte de statistiques ethniques.
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