Du bon usage des statistiques ethniques edit
Pendant de nombreuses années, peu de voix se sont élevées pour réclamer des statistiques ethniques. Au demeurant et sauf dérogation, l’article 8 de la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés du 6 janvier 1978 (amendée en 2004) interdit la collecte et le traitement de « données sensibles », en particulier l’origine raciale ou ethnique. Le débat n’a véritablement commencé qu’au début des années 1990 avec les revendications de chercheurs pour qui les sciences humaines ne pouvaient plus s’affranchir de mesurer la dimension ethnique des comportements humains. En 1991, les travaux de la démographe Michèle Tribalat – qui avait reconstruit une variable composite à partir du lieu de naissance et de la langue pratiquée pour étudier les phénomènes migratoires – suscitaient une très forte controverse autour de la non-pertinence et des dangers d’une « variable ethnique », controverse ravivée dans des termes quasi-identiques à la fin des années 1990.
La justification d’utiliser de catégories ethniques en sciences humaines s’est très vite trouvée renforcée par une visée politique : mesurer les discriminations pour lutter contre ce phénomène. Pour reprendre l’expression du démographe Patrick Simon, il s’agit de « nommer pour agir ». La légitimité de cette justification est d’ailleurs aujourd’hui reconnue par la loi qui précise que l’interdiction de traitement de statistiques ethniques ne s’applique pas aux « traitements nécessaires à la constatation, à l’exercice ou à la défense d’un droit en justice ». Depuis peu, de nouvelles revendications se font jour, avec la mise en avant d’un droit à la statistique ethnique comme préalable à l’application d’un droit à la représentation politique.
Face à ces attentes, quelles sont les arguments des opposants aux statistiques ethniques ?
Il est souvent affirmé que la non-reconnaissance de l’appartenance ethnique ou des origines est un « principe républicain » qui ne peut être contesté. Si le souci de ne pas stigmatiser des groupes de population est compréhensible et louable, la posture est néanmoins ambiguë. En effet, le refus d’une catégorisation ethnique rend impossible la mesure d’importantes inégalités que la République devrait pourtant s’attacher à réduire. Par exemple, la suppression des statistiques ethniques dans le recensement de Nouvelle-Calédonie de 2004 a été vécue par les Mélanésiens comme un obstacle au rééquilibrage entre communautés pourtant prévu par les accords de Nouméa.
Une seconde objection porte sur les dangers, bien réels soit-dit en passant, d’une mauvaise utilisation des données en se référant aux heures sombres de l’Histoire ou à des pratiques illégales plus récentes telles que le fichage des populations « immigrées » par certains maires d’extrême droite soucieux de mettre en œuvre une « préférence nationale ». Mais doit-on pour autant cesser d’avoir confiance en la bienveillance de l’Etat Républicain et en la protection du secret statistique qu’assurent efficacement l’Insee et nos instituts de recherche ?
Un argument plus profond est formulé par le chercheur Patrick Weil pour qui les statistiques ethniques auraient l’effet pervers de « racialiser » les questions sociales. Mais pour trancher entre les mécanismes sociaux et ethniques qui sous-tendent les inégalités, ne conviendrait-il pas justement de disposer également de statistiques ethniques ?
Des arguments politiques sont aussi avancés à l’encontre des statistiques ethniques. Tout d’abord, certains voient dans la reconnaissance de catégories ethniques la reconnaissance de communautés appelées à représenter un poids politique croissant. Mais on comprend mal la portée de ce reproche dans la mesure où la liberté d’association est un droit constitutionnel et que les revendications mises en avant ont justement pour objectif de demander un traitement égalitaire de tous. D’autres sont hostiles aux statistiques ethniques par crainte de la mise en œuvre de politiques de discrimination positive « peu convenables ». Mais cet argument mélange deux questions car l’adoption de statistiques ethniques ne conditionne en rien les décisions politiques. Il est sans doute plus sage de considérer la mesure des inégalités ethniques comme un préalable nécessaire à un débat autour de la pertinence ou non de la discrimination positive.
Enfin, une série d’arguments porte sur l’infondé des catégories ethniques. Elles seraient par définition trop grossières et ne permettraient pas une analyse des phénomènes. De plus, elles figeraient les appartenances dans une définition légale qui pourrait être le support de nouvelles discriminations. Ces affirmations sont en contradiction avec les expériences américaines et anglaises où les catégories sont en constante évolution et laissent aux personnes recensées la possibilité de cocher plusieurs cases et de se définir elles-mêmes de façon plus fine. Mais il faut reconnaître que dans l’éventualité où la statistique publique choisirait de mesurer les appartenances ethniques et raciales, la collecte de telles données ne serait alors pas sans poser d’importants problèmes pratiques et méthodologiques. Par exemple, discriminations et choix identitaires s’appuyant sur des logiques différentes, la mesure de ces deux phénomènes nécessiterait l’utilisation de catégories différentes. Ainsi, on peut penser que l’aspect physique et le patronyme procureraient des informations pertinentes à la mesure des discriminations tandis que l’« identité choisie » pourrait être mesurée de façon pertinente à l’aide d’une question ouverte. Dans tous les cas, le risque de non-réponse et de biais dans les déclarations ne sont pas négligeables. Afin de mieux cerner ces problèmes, l’Institut national d’études démographiques est actuellement en train de tester les réactions des enquêtés face aux différentes façons d’enregistrer l’appartenance ethnique. Ce travail exploratoire prend en considération les origines nationales et régionales des parents et des grand-parents ainsi que des variables ethnico-raciales prédéfinies (blanc, noir, asiatique, berbère…). En tout état de cause, la définition éventuelle de catégories ethniques adaptées ne pourra se faire qu’à l’issue d’un processus adaptatif comme le montre l’expérience en la matière du Royaume-Uni.
Au vu de ces quelques remarques, la forte hostilité envers les statistiques ethniques semble peu fondée. La mesure des appartenances ethniques peut être souhaitable à condition que des gardes-fous l’accompagnent. Sur le plan de la cohésion nationale, le pire serait peut-être de continuer à désigner des millions d’individus comme « issus de l’immigration » en les renvoyant continuellement à une extranéité imaginaire et fantasmée.
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