Immigration choisie : ne singeons pas l'Amérique edit
L'immigration choisie fait débat en Europe. Après le Royaume-Uni et l'Allemagne, la France envisage de s'y convertir à travers la nouvelle loi Sarkozy sur l'immigration. A l'image de la fameuse carte verte américaine de résidence et permis de travail aux étrangers (green card), la création d'une carte bleue européenne (blue card) a été parfois suggérée, y compris sur Telos par Jakob von Weiszäcker. Cette dernière permettrait aux travailleurs hautement qualifiés étrangers de circuler en Europe et entre celle-ci et leur pays d’origine. Selon une métaphore footballistique, certains – non-qualifiés – feraient l’objet d’un carton rouge tandis que les détenteurs de compétences reconnues bénéficieraient d’une « blue card ». Or cette logique de discrimination migratoire sur des critères socioprofessionnels, outre les problèmes éthiques évidents qu'elle soulève, ne convient guère à l'Europe pour au moins deux raisons.
La première tient au fait que le modèle de référence qui est celui des Etats-Unis, s’applique mal à l’Europe. On a coutume de dire, en effet, que la compétition mondiale pour les compétences – global race (ou même ‘war’!) for talents – s’est accélérée avec l’avènement d’une économie planétaire fondée sur la connaissance, à partir de la fin des années 1990. Le Congrès américain a alors voté les mesures proposées par les administrations Clinton et Bush pour encourager la délivrance de visas prolongés aux travailleurs hautement qualifiés, parmi d’autres incitations attractives. Ainsi, des cohortes d’informaticiens indiens notamment sont venues retrouver leurs pairs installés depuis des années dans les hauts lieux de production à forte intensité de connaissance, sur le territoire des Etats-Unis. Certains pays européens ont imité cette politique dans le but d’obtenir le même résultat : enrichir l’offre de compétences sur le marché du travail local, pour soutenir la croissance des secteurs de haute technologie exposés à une concurrence sévère.
L’Allemagne, en 2000, a directement singé la politique américaine en introduisant le programme « green card », favorisant le recrutement d’ingénieurs en sciences de l’information et visant spécifiquement celui d’informaticiens indiens. Ce programme est loin d’avoir obtenu les résultats escomptés : le quota fixé en 2001 et jugé minimal par les entrepreneurs, de 20 000 personnes, n’a pas été atteint et parmi ceux qui sont venus, un quart seulement relèvent des fameux instituts technologiques indiens sur l’offre desquels tablaient les stratèges allemands. Anglophones et non germanophones, associés à une diaspora indienne éminemment présente dans la Silicon Valley et non dans la Rhur, en lien avec des industries, des pratiques et des milieux d’affaires ainsi que des standards technologiques américains plutôt qu’européens, les talents indiens ont peu répondu à l’appel. Et la nouvelle politique migratoire attractive de talents mise en place depuis lors en Allemagne ne déclenche guère plus d’enthousiasme.
Cela devrait constituer une indication pour la France, qui présente des traits similaires. Des raisons historiques, linguistiques, sociales, techniques et économiques surdéterminent largement les flux migratoires. Ainsi, l’intensité migratoire entre l’Afrique et la France (taux d’émigration/immigration dans les deux pôles de la migration) demeure cruciale et les projections indiquent qu’elle le restera pour les années à venir. Or, c’est une fraction majeure des communautés scientifiques et techniques de ce continent qui est expatriée (plus d’un tiers) alors que celle des grands pays d’Asie en Amérique du Nord est d’une proportion dix fois inférieure (environ 3%). De ce fait, l’impact d’une politique sélective sur les pays d’origine ainsi que les réactions qu’elle suscite sont incomparables. Toute attitude mimétique de l’Europe vis-à-vis de l’Amérique du Nord sur ce plan ne correspond pas à une saine recherche de compétitivité bien fondée mais à une illusion stratégique coûteuse. Les critiques acerbes que soulève aujourd’hui à l’étranger la mise en place de ces dispositions sélectives indiquent bien leur coût diplomatique et politique élevé. Au vu de l’exemple allemand, la probabilité de leur résultat est trop limitée pour que l’analyse coût/bénéfice incite à poursuivre dans cette voie.
Est-ce à dire que l’Europe n’a rien à faire ni à proposer pour participer à la mondialisation des compétences ainsi qu’à leur développement ? Au contraire… Mais elle doit pour ce faire reformuler le postulat de la mobilité sélective. En effet –deuxième raison invalidant les fondements de l’immigration discriminante – la majorité des talents étrangers dans les pays de l’OCDE ne procèdent pas d’une importation directe mais d’une formation, au moins partielle, sur place. L’observation empirique révèle que les expatriés hautement qualifiés originaires du sud se sont essentiellement dotés ici des compétences qu’ils exercent sur notre marché du travail. Par conséquent, l’objectif d’une bonification de la main d’œuvre sera mieux réalisé par l’ouverture à des catégories diverses susceptibles d’acquérir d’utiles compétences, que par une autolimitation ex-ante à certaines d’entre elles. Surtout, c’est par la valorisation de ces ressources humaines en accueil que peut croître leur apport positif.
Cultiver les diasporas, notamment celles d’expatriés hautement qualifiés, dans une stratégie de co-développement, pourrait constituer le volet majeur d’une politique migratoire authentiquement française et européenne. La notion de co-développement est devenue une option politique crédible à tel point que, de nos alliés européens jusqu’à la diaspora chinoise, on nous l’emprunte comme hypothèse de travail pour des programmes de développement tablant sur les migrants et leurs capacités. Cependant, comme intégration judicieuse des politiques migratoire et de coopération, le co-développement ne peut se fonder sur une contradiction des deux mais sur une complémentarité au bénéfice des pays d’accueil et d’origine et des migrants eux mêmes.
Dans cette perspective, une circulation des personnes est évidemment souhaitable. Un régime flexibilisant la mobilité des talents extra européens au sein de l’union et avec leurs pays d’origine devrait être conçu sans encourager la discrimination, rejetée par nos partenaires de coopération. La blue card prend sens dans la conception d’un tel cadre mais point le carton rouge.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)